Coronavirus Santé Aulnay-sous-Bois

« En première ligne » : Benjamin Rossi, infectiologue à Ballanger, raconte « son » Covid

Benjamin Rossi, infectiologue à l’hôpital Robert-Ballanger d’Aulnay-sous-Bois raconte dans un livre témoignage sa crise du Covid. Le médecin utilise sa récente notoriété pour la mettre au service d’un combat : celui pour les hôpitaux publics (au-delà du) périphériques.

« 20 % de lits fermés, 30 % des services fermés, 20 % des lits de réa fermés, 50 % des lits de soins de suite »... A peine installés dans ce café chaleureux d’Aubervilliers, en ce début du mois de décembre, un chapelet de chiffres sort de la bouche de Benjamin Rossi, suppurant telle la plaie qui infecte l’hôpital public. « Par manque de personnel, on est obligés de transférer des gens vers d’autres hôpitaux. Les soignants qui ont vécu le Covid sont traumatisés. Certains partent en démissionnant, sans rien demander, sans projet. Certains ne travailleront peut-être plus jamais. Ceux qui restent sont épuisés. Les gens qui tombent malade aujourd’hui ne bénéficieront pas de la même attention que les victimes des premières vagues », débite très vite l’infectiologue de l’hôpital Robert-Ballanger, à Aulnay-sous-Bois, la gorge nouée. Celui qui habite désormais le quartier des Quatre-Chemins, à Pantin, dit souffrir, lui aussi, de ce qui s’approche d’un syndrome post-traumatique, dont sont habituellement victimes les personnes qui ont vécu des situations de guerre.

Remettre la santé au cœur de l’élection présidentielle

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D’où le titre du livre témoignage sur « sa » crise du Covid, « En première ligne », publié au mois de novembre. « Quand l’éditeur m’a contacté, j’ai d’abord voulu plutôt lui proposer la dystopie que j’essaie d’écrire depuis 10 ans sans parvenir à la finir, à cause du travail », sourit celui qui cède finalement son témoignage aux éditions Prisma. « Je voyais la troisième vague arriver. Dans mon carnet, j’écrivais sans cesse les mêmes histoires, ça commençait à tourner en rond », se souvient le médecin. Il prend alors une semaine de vacances seul, dans une maison a Samois, et noircit 120 pages d’un seul coup devant la cheminée. « Il fallait aller vite, pour que cela paraisse avant les élections présidentielles, et que ce témoignage participe à mettre la question de la santé au cœur des débats », espérait-il alors.

Son ouvrage commence à Nice, où Benjamin Rossi a grandi et fait ses études de médecine. Lorsqu’il arrive à Paris, en 2007, les hôpitaux sont déjà délabrés, « mais nous pouvions encore fournir des soins de qualité ». Une capacité dont la réforme de la tarification à l’acte (T2A), en 2008, finit par venir à bout. Après avoir travaillé dans les hôpitaux Beaujon et Cochin, il choisit le 93 et l’hôpital Robert-Ballanger, à Aulnay-sous-Bois, en 2017. Là où, en ce mois de février 2020, il soigne un premier patient atteint, croit-il, du Covid- « On n’a pas pu le tester parce qu’il arrivait du Pakistan, qui n’était pas sur la liste des pays qui permettaient de faire un PCR ». Son second patient, ce sera... lui-même. Infecté au tout début de la pandémie, il reste enfermé chez lui, et essaye, pour se soigner, la chloroquine. Une expérimentation qui, une fois guéri, lui vaudra une première invitation sur les plateaux, dans le camp des « Pro-Raoult », au moment où les thèses du docteur marseillais interrogeaient. « Sauf que moi, je n’étais pro rien du tout. La chloroquine n’a pas bien marché sur moi, et quand bien même elle aurait marché, pour être sûr de l’efficacité d’un médicament, il faut des études scientifiques, une méthodologie, une démonstration », défend le scientifique.

Les morts en face

A l’écrit, comme à l’oral, l’infectiologue ne tarit pas d’anecdotes, graves ou légères, plus ou moins personnelles, sur la période qu’il a traversée, et qu’il traverse encore. L’ouvrage débute sur un « journal de guerre », tenu du 23 mars au 6 avril 2020 par Rossi, faisant plonger le lecteur à ses côtés, au cœur de l’hôpital, où les malades décèdent d’abord les uns après les autres, mais où chacun a un nom et une histoire. Où la première malade qui sort de réanimation vivante devient une fête pour tout l’établissement. « Même les médecins les plus âgés, qui ont assisté à l’épidémie de VIH, n’avaient jamais vu autant de morts, une telle saturation de l’hôpital », raconte le médecin. Il jette une lumière crue sur une réalité difficile à affronter, à laquelle on a pu essayer d’échapper à l’époque où nous étions confinés.

Le témoignage de Benjamin Rossi laisse ensuite place à de longs développements quant à la recherche sur les médicaments pour guérir du Covid, un aspect passionnant de la crise, auquel la course au vaccin a fait beaucoup d’ombre. « De retour à l’hôpital, nous avons beaucoup utilisé le Tocilizumab, qui faisait ses preuves. Les soignants qui le savaient envoyaient leurs familles chez nous, et les grands pontes parisiens voyaient cela d’un mauvais œil, car ils voulaient être les premiers à faire paraître une étude sur ce médicament. Au point qu’ils ont fait fuiter dans la presse des extraits de leur propre étude avant son officialisation, ce qui a causé la démission de leur conseil scientifique », raconte -entre autres- Benjamin Rossi. Il fait ensuite le récit du redoux, entre deux vagues, puis de son départ à Cayenne, pendant l’été, pour épauler des hôpitaux aux problèmes finalement assez proches de ceux du 93.

L’auteur ne fait l’impasse sur aucun des débats venimeux générés par la pandémie. « Il faut se faire vacciner, c’est vraiment la meilleure arme contre ce virus. », martèle le soignant. Avant de déplorer l’aspect business des laboratoires pharmaceutiques dans cette crise. « Pour moi, il aurait fallu que les Pfizer et les Moderna aient un comportement à la hauteur des évènements, qu’ils disent, comme celui qui a trouvé le vaccin sur la poliomyélite, que mettre un brevet sur le remède, serait comme mettre un brevet sur le soleil... », rappelle-t-il.

Un plaidoyer pour les hôpitaux publics périphériques

Son témoignage se veut aussi et surtout un coup de projecteur sur l’indigence de la santé publique et ses mille conséquences. « On dit que la santé va s’effondrer, c’est faux, elle s’effondre déjà », explique Benjamin Rossi, qui souhaite incarner la voix de la défense des hôpitaux publics et périphériques. « Ce sont les seules structures où l’offre de soins s’adapte aux besoins locaux, et cela correspond à ma vision de l’hôpital. Les CHU sont financés par l’Assurance maladie et l’enseignement supérieur, car on y étudie la médecine, on y fait de la recherche. Les CH, eux ne sont financés que par l’Assurance maladie et assez mal. On ne peut pas faire de la recherche de bonne qualité, on ne dispose pas des machines qu’il faudrait, on ne peut pas y faire certains examens et traitements. C’est absurde : les hôpitaux les mieux dotés se trouvent en centre-ville, là où les patients sont les plus riches », détaille le soignant, pointant que la Seine-Saint-Denis compte cinq fois moins de lits que Paris. « Et le pire, c’est que ces traitements, ces prises en charge que nous ne pouvons pas faire, le privé -s’ils sont rentables- s’en charge, en facturant plus cher à la Sécurité sociale et en gagnant de l’argent dessus. »

En 2019, les médecins de Ballanger se mobilisent une première fois. Cartouches d’encre, gants, papier toilette, réparations des véhicules du Samu... l’hôpital est dans une telle difficulté financière qu’il se fait mauvais payeur, et que plus personne ne veut lui faire crédit. 80 médecins alertent l’ARS, craignant une prochaine pénurie de médicaments. « C’est à ce moment qu’on a inventé le concept de « zone sanitaire prioritaire » ». La pénurie guette les médecins eux-mêmes, qui vu les conditions de travail et les salaires, préfèrent travailler pour le privé. « Il faudrait au minimum harmoniser les rémunérations entre le privé et le public, sinon, le public ne peut pas se battre », estime Benjamin Rossi. Les hôpitaux du 93 sont les premières victimes de ces inégalités, alors que les cliniques privées y poussent comme des champignons. « Des collègues radiologues qui travaillent dans le privé racontent qu’ils travaillent quatre jours par semaine, partent en vacances 11 semaines par an, et touchent 1000 euros par jour sans même dépassement d’honoraires, ce qui veut dire que ces coûts sont remboursés entièrement par la Sécu ! De même, on a permis aux hedge funds d’investir dans les laboratoires d’analyse. Résultat, quand on leur a demandé de rendre les analyses des PCR en moins de 15 jours, ils ont fait pression sur l’Etat et ont obtenu une augmentation de 30 % du financement de ces tests ! Alors que l’hôpital qui rendait le même service n’a pas eu droit au même financement », dénonce-t-il.

Mettre fin à l’hémorragie de soignants

« Il faut a minima réduire l’écart de rémunération entre médecins du privé et médecins du public, qui, sans cela, ne pourra rien. Réduire aussi les écarts de rémunération entre spécialités : pourquoi encourage-t-on les meilleurs médecins à aller vers la radiologie et l’ophtalmologie, alors que la pédiatrie est bien moins rémunérée ? De même, les infirmières quittent l’hôpital non pour des questions de salaires -elles seront payées pareil dans le privé- mais pour obtenir de meilleures conditions de travail », s’inquiète celui qui a vu, à mesure des vagues, les départs de ses collègues médecins, infirmières, puis aides-soignants. « Vous ne pouvez pas demander à des gens qui voient la mort tous les jours et qui gagnent un Smic, de faire de l’abattage, et de raisonner en businessmen. Il faut changer le mode de financement de l’hôpital, enterrer définitivement la T2A et revenir à une mesure et une rémunération des soins en fonction de la qualité et non de la quantité. Le service public de santé doit être sanctuarisé », estime Benjamin Rossi.

Le témoignage du médecin est enfin un document intéressant sur la manière dont la Grande Histoire peut bouleverser des vies. Cauchemars, brusque changement de manière de voir la vie, endurcissement émotionnel, histoire d’amour, séparation, liens avec les collègues, les amis, le Covid semble avoir explosé, façon puzzle, le quotidien de Benjamin Rossi. « Je suis complètement paumé », concède-t-il entre deux gorgées de bière. Pour ne plus y penser, il a choisi la stratégie de l’hyperactivité : passages dans les médias, écriture de son livre, surinvestissement dans le travail. Car le Covid fut aussi pour lui l’occasion de devenir un personnage médiatique - « jamais sur les heures de travail », s’est-il juré. Son charisme et son bagout lui valent même de devenir un objet d’émois pour l’humoriste Christine Berrou, qui lui a consacré toute une chronique. Même Roselyne Bachelot lui a gratté son 06, « pour une copine ». Benjamin Rossi se saisit de ces occasions pour rire un peu, et mettre son côté Derek Shepherd au service de la cause, qui, avec la cinquième vague qui déferle, a bien besoin d’être défendue.

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