Gastronomie Insertion

Thierry Marx, le titi des papilles

Chef étoilé travaillant dans le luxe, Thierry Marx n’en oublie pas pour autant ses origines populaires. Lui qui a notamment grandi à Montreuil et La Courneuve revient sur son parcours et prône la voie de l’apprentissage. Interview.

Vous êtes durant toute l’année en résidence chez le traiteur Té à Montreuil, qui est une entreprise d’insertion. Pourquoi l’insertion vous tient-elle autant à cœur ?

« Parce que je souhaite aider des personnes à trouver un projet professionnel épanouissant. Je suis moi-même passé par une étape de ma scolarité où je ne comprenais plus pourquoi j’allais au collège. Ca me paraissait abstrait, déconnecté de notre monde de tous les jours. Alors, redonner du concret à des personnes qui peuvent à un moment être éloignées de l’emploi, ça a du sens pour moi. En général, ces personnes retrouvent confiance en elles grâce à un projet bien palpable. »

Vous avez ouvert votre propre école de formation, gratuite, à Ménilmontant. L’intérêt de l’apprentissage, c’est qu’on y est tout de suite dans le concret et sur des périodes courtes ?

« Oui, c’est ça. A « Cuisine mode d’emploi(s) » (sa structure d’insertion lancée en 2012, ndlr), nous formons des personnes au statut de commis de cuisine en 12 semaines. Nous leur apprenons 80 gestes de base et 90 recettes du patrimoine culinaire français. Nous privilégions avant tout la pratique parce que nous considérons qu’il est antipédagogique d’imposer de la théorie à des personnes qui, pour certaines, trouvaient justement l’école trop abstraite. »

Vous êtes né à Belleville, mais vous avez en partie grandi à Montreuil et La Courneuve. Quels souvenirs en gardez-vous ?

« C’était déjà un peu en tension, contrairement à Belleville où tout le monde cohabitait paisiblement. Avec le fonctionnement en mode silo des quartiers - la tour A contre la tour B – et le chômage qui est arrivé, c’était assez chaud à Montreuil. Cela dit, ce n’était rien par rapport à maintenant. Ce qui manque aujourd’hui dans les quartiers, c’est une aide à la scolarité pour que les plus jeunes comprennent mieux ce que l’école attend d’eux. Et puis, cette notion de projet qui m’est chère parce qu’en général, elle fait naître la motivation qui manquait. Beaucoup d’associations le font déjà, mais il faut les épauler davantage. »

Justement, vous, qu’est-ce qui vous a mené vers la cuisine ?

« Pour tout dire, j’y suis arrivé tard. Je suis passé par les Compagnons du devoir où j’ai reçu une formation de pâtisserie. Ensuite, j’ai fait l’armée et à mon retour, comme je ne savais pas trop quoi faire, je suis parti à Sydney. C’est là-bas que je m’y suis vraiment mis. J’avais un boulot de boulanger-pâtissier et pour compléter mes fins de mois, je travaillais aussi au service des banquets d’un hôtel. Et là, j’ai trouvé que la cuisine me permettait de parler aux autres. J’ai découvert le lien social qu’elle représentait et je ne l’ai plus lâchée. »

Entre temps, « Cuisine mode d’emploi(s) a essaimé en province : Besançon, Villeneuve-Loubet... Pourriez-vous aussi vous installer en Seine-Saint-Denis ?

« Evidemment. Mais vous savez, dans l’antenne initiale du XXe arrondissement, nous accueillons déjà beaucoup de jeunes gens de Seine-Saint-Denis. D’une manière générale, il faut qu’on arrête de vouloir nous faire croire qu’il y a des gens prédestinés à l’échec. Ca n’existe pas. En revanche, ce qui existe, c’est une inégalité de traitement. Dès mon époque, dans les quartiers, on a essayé de nous faire croire qu’on était d’origine coupable. Moi, quand j’ai dit : « je veux faire l’école hôtelière », on m’a dit : « c’est pas pour vous » et on m’a mis en Centre d’enseignement technique, en mécanique générale. Ce qu’il faut retenir, c’est que quelqu’un qui construit un projet professionnel se donne généralement les moyens d’y arriver parce qu’alors ce qu’on lui demande lui paraît légitime. »

La France ne paye-t-elle pas aussi des années de mépris envers les professions manuelles ?

« C’est partiellement vrai. Il y a quelques années encore, les professions manuelles, c’était la voie du raté. Maintenant, c’est la voie de la réussite. Mais il n’y a pas qu’une question de perception. On a aussi oublié de réformer les formations vers ces métiers-là. Est-ce qu’il faut encore deux ans aujourd’hui pour devenir commis de cuisine ? Est-ce que la diplomite à la française aujourd’hui a encore du sens si, en plus, ça ne se reflète pas dans le salaire ? Est-ce qu’on ne peut pas accéder plus vite à l’emploi pour se former ensuite au fil de la vie ? Evidemment, il ne faut pas réformer l’apprentissage, mais sans doute faut-il en réformer une partie des contenus. »

Pour parler un peu cuisine, vous êtes un adepte de la cuisine dite « moléculaire » qui tend à considérer cet art comme une science. Pourquoi ?

« Ce n’est pas la cuisine moléculaire en elle-même qui m’intéresse mais son utilisation comme outil de compréhension. Cette cuisine s’inscrit dans la démarche d’Auguste Escoffier qui avait déjà dit au début du XXe siècle : « La cuisine, sans cesser d’être un art, devra soumettre ses formules trop souvent empiriques à la science ». C’est pour ça qu’avec le chimiste Raphaël Haumont, nous avons créé le Centre français d’innovation culinaire, abrité à l’université d’Orsay, qui mène des recherches sur ce que pourrait être la gastronomie en 2050. Parce que je considère qu’il faut rapprocher l’artisanat et la science. De manière générale, je crois qu’il faut jeter plus de passerelles entre nos mondes. Il n’est jamais bon de ne pas se parler : c’est vrai pour la connaissance comme pour la société. Ne pas se parler crée de l’incompréhension, et in fine de la violence. »

La cuisine, c’est aussi une éducation au goût, qu’on n’a malheureusement pas toujours la chance d’avoir. Quels canaux privilégier si on n’a pas la chance de la recevoir chez soi ?

« L’éducation au goût, ça commence à l’école. Il faudrait bien plus d’ateliers cuisine en primaire qu’il n’y en a maintenant. Quand je mange une pomme, je comprends aussi comment elle est produite et ce qu’elle a comme vertus nutritives. Mais ce n’est pas que ça : la cuisine, ça permet de redonner du sens à ses différentes cultures. Par exemple, quand des gens servent un tajine, je les encourage souvent à raconter l’histoire de ce plat. L’éducation au goût, c’est aussi la reconnaissance de l’autre. »

Mais lutter contre la malbouffe, n’est-ce pas aussi une question de budget ?

« Oui bien sûr, mais pas que. Il faut arrêter de vouloir tout ramener au budget. Les pizzas surgelées qu’achètent certaines personnes leur coûtent déjà trop cher, et c’est infiniment mauvais pour leur santé. Pour moi, c’est plus une question de connaissance que de budget. Il faut réinstaurer une économie de la qualité, qui existe d’ailleurs dans les quartiers. Sur les 4000 de La Courneuve, je me souviens par exemple d’une dame qui avait monté un service traiteur et qui montrait aux autres familles comment mutualiser les achats. Certaines communautés- par exemple africaines ou maghrébine – achètent merveilleusement bien parce qu’elles ont une parfaite connaissance des produits qu’ils achètent. C’est ça qu’il faut généraliser via l’école et les associations. »

On le sait moins, mais une autre de vos passions, ce sont les arts martiaux. Que vous a apporté le sport ?

« Sans le sport, ce serait devenu très compliqué pour moi dans les quartiers. Très tôt, j’ai fait de la boxe et du judo (Thierry Marx est licencié au club de Levallois-Perret, ndlr). Ca m’a permis d’abord de me défouler mais surtout, ça m’a donné un vrai cadre éducationnel. Les éducateurs avec une vraie présence physique m’ont transmis des valeurs, un savoir-vivre. D’ailleurs, j’ai aussi l’intention de mettre sur pied un « Sport mode d’emploi(s) » qui permettrait à des gens intéressés par le sport d’en faire un métier. Sans doute pas comme sportifs de haut niveau mais comme éducateurs, vendeurs d’articles de sport... Et pourquoi pas le faire en Seine-Saint-Denis où l’attrait pour le sport est très fort… »

Propos recueillis par Christophe Lehousse

Thierry Marx en 7 dates

1959- Naissance à Paris, dans le XXe arrondissement, adolescence à Montreuil et Champigny-sur-Marne

1978- Intègre les Compagnons du Devoir et passe son CAP pâtissier

1980- Chef cuisinier au Regency Hotel de Sydney

1988- Première étoile avec le restaurant Roc en Val à Montlouis-sur-Loire

1996-2006- Chef du relais-château Cordeillan-Bages à Pauillac (33)

2011- Ouverture de Sur Mesure, son restaurant (2 étoiles) au Mandarin Oriental (1er arr.)

2012- Lance Cuisine, mode d’emploi(s) à Ménilmontant, une structure d’insertion visant à former rapidement des jeunes éloignés de l’emploi

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