Plongée dans le bouillon solidaire d’Ismeera Ayache
La crise du Covid a le mérite d’avoir éveillé la solidarité de citoyens à distance des milieux associatifs traditionnels. Parmi eux, Ismeera Ayache, dont le rêve est de développer autour de son foodtruck « Urban bouillon » un « tiers-lieu social et culturel ». Pendant un mois, cette jeune femme de 35 ans a spontanément intégré la chaîne d’aide alimentaire mise en place pour des milliers de personnes démunies. Portrait.
Il est huit heures et demie passées lorsqu’Ismeera Ayache descend de son bus, essoufflée, un cageot d’herbes aromatiques sur les bras et un parapluie la Reine des Neiges qui tranche avec le reste de son look : toute de noire vêtue, une jupe de sport, de longs cheveux bouclés rouges tombant sur son cuir, et de grosses boots noires à talons. La jeune femme à la voix timbrée commence tout de suite à s’activer : sous l’échangeur autoroutier de Gallieni à Bagnolet, il faut ouvrir les barrières recouvertes de plastique noir pour accéder à l’arrière de son camion, normalement prévu pour être un foodtruck, et dégager un peu d’espace.
Le bruit d’un utilitaire se détache de la rumeur du trafic : Daniel et Yacouba, agents du Département, ouvrent le coffre plein de caisses de taboulet et de compotes du jour. D’habitude, Yacouba livre les collèges, et Daniel travaille au service « Eau et assainissement » du Conseil Départemental, mais ils se sont portés volontaires pour livrer les repas de la cantine centrale aux associations. A trois, ils déchargent les déjeuners derrière le foodtruck. Puis les deux livreurs repartent vers les Emmaüs et autre Croix Rouge du 93.
La main à la pâte
Ismeera commence tout de suite à compter et répartir les barquettes. Puis elle se met à pousser à bout de bras quatre des caisses vers le foyer ADOMA de Bagnolet, à quelques minutes de là. Les premiers servis sont les démunis qui gravitent dans le périmètre du camion d’Ismeera : les résidents d’ADOMA, les réfugiés logés dans l’Hôtel Ibis de la gare routière, les Bulgares qui stationnent sur cette pelouse, sous la bretelle d’autoroute.
Puis ce sont les autres distributeurs qui défilent. Faouzi, habituellement chargé de mission en gestion urbaine de proximité à Montreuil, blinde la voiture municipale de barquettes, direction l’antenne de quartier du Clos Français, suivi de près par Corinne, élue de la mairie de Romainville, qui, elle aussi, ravitaille le foyer Adoma de sa ville. A chaque fois, Ismeera met la main à la pâte, transvasant des centaines de barquettes à l’arrière des véhicules.
La Palme d’or de la générosité
La journée ne s’arrête pas là : Fatiha, investie dans l’antenne de quartier du Clos Français, passe pour emmener la jeune femme à Bobigny en voiture. Dans la zone industrielle, des oliviers annoncent la Palme, une salle habituellement dédiée aux mariages, qui s’est transformée, pendant la crise, en entrepôt. A la manœuvre, l’association « Le Grand Maghreb », apolitique et areligieuse, qui, jusque là avait pour objet d’organiser la diaspora franco-maghrébine, et qui, lorsque la crise a commencé, a fait jouer ses contacts avec les fournisseurs-grossistes pour obtenir des centaines de palettes de denrées. Et c’est reparti pour le chargement/déchargement dans le coffre de la voiture. La course folle s’arrête à 13h30, devant le camion d’Ismeera, et ne reprendra que le lendemain. En tout, assure-t-elle, elle a distribué 7000 repas du conseil départemental, 3000 qu’elle a cuisinés elle-même, et liquidé trois tonnes de denrées récupérées à Bobigny.
A priori, rien ne prédisposait la jeune femme à se transformer en superwoman de la barquette. A 35 ans, l’ex-danseuse, coach d’artistes et prothésiste ongulaire a pour projet d’ouvrir « Urban Bouillon », un tiers-lieu « social et culturel » autour de son foodtruck de burger bio, "The Folie’s", ambassadeur de la marque In Seine-Saint-Denis. « Il y aurait un espace relooking et coaching pour les femmes en réinsertion, un studio d’enregistrement dans une caravane attenante, je pourrais aussi développer un espace pour réparer des vélos, ou organiser des cours de permaculture ou d’informatique pour les personnes âgées », imagine-t-elle tout haut.
Tombée dans l’humanitaire
Mais il se trouve que son emplacement se trouve à proximité d’un campement de Bulgares, qui se voient expulsés à l’été 2019. « C’est comme ça que je suis tombée dans l’humanitaire : j’ai commencé à les aider, à leur distribuer de quoi manger », raconte Ismeera. Alors lorsqu’advient la crise du Corona, elle a les réflexes. « Au début, je distribuais du pain maison et des œufs durs. Ensuite, j’ai imprimé et affiché des plaquettes sur les gestes barrières dans plusieurs langues, et j’ai distribué des attestations aux gens en difficulté autour du camion. J’ai aussi réalisé un clip pour que les gens restent chez eux », détaille cette hyperactive. La température du bouillon monte grâce à l’appel du ministère de la cohésion territoriale, qui permet au Conseil Départemental de repérer l’actrice locale et de lui livrer des repas. « Pour le reste, c’est le bouche à oreille ». Les milles facettes d’Ismeera lui ouvrent différentes portes : manageuse d’artistes, c’est un rappeur de La Noue qui la met en contact avec l’antenne de quartier de Montreuil. C’est aussi son activité artistique qui lui fait rencontrer un ami pâtissier qui la connecte avec Le Grand Maghreb. Elle doit son expertise associative à ses années de militantisme au sein de Yachad, une association de mères seules- elle élève sa fille de 7 ans, la propriétaire du parapluie.
La semaine prochaine, Ismeera rouvrira son foodtruck. Mais pas question d’abandonner son activité caritative : « Au contraire, maintenant que les gens savent où se trouve mon camion, je pourrai distribuer des repas aux personnes qui en ont besoin en même temps que la vente de mes burgers. Nous ne sommes qu’au début de la crise, on entend partout parler de licenciements et d’expulsions. Tant qu’il y aura des donateurs, je continuerai les distributions ».
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