« Ne pas nous déranger », documentaire sur les RASED, profession en voie de disparition
Avec « Ne pas nous déranger, nous sommes en séance », Simon Bewick, qui a grandi à Noisy-le-Grand, signe un documentaire sensible sur les maître·sse·s RASED, ces enseignant·e·s spécialisé·e·s intervenant en école primaire auprès d’enfants en difficulté. Une catégorie d’instituteurs et d’institutrices qui est aujourd’hui menacée de disparaître. Son film est à voir en septembre dans plusieurs cinémas de Seine-Saint-Denis.
« Aujourd’hui, l’école a tendance à dire : « les enfants à problèmes, c’est pas le problème de l’école. En gros, si vous avez de l’argent, payez-vous des coaches, des psys, et si vous n’en avez pas, tant pis pour vous… » Ça, je ne peux pas l’accepter. »
Si Simon Bewick est le calme incarné, c’est peut-être parce qu’il met dans ses films toute sa rage face aux désordres du monde. A 32 ans, ce réalisateur autodidacte signe « Ne pas nous déranger, nous sommes en séance », un documentaire intelligent et touchant sur une facette parfois méconnue du métier d’instituteur·rice : les RASED. Derrière cet acronyme se cachent les Réseaux d’Aide Spécialisée aux Elèves en Difficulté. Ou plutôt se cachaient. Car ces maître·sse·s spécialisé·e·s, imaginé·e·s dans les années 1990 pour aider des élèves en grandes difficultés sur différents problèmes (scolaires, mais aussi familiaux ou cognitifs) sont aujourd’hui réduit·e·s à peau de chagrin. Signe des temps : elles et eux aussi ont subi la cure d’amaigrissement imposée par les gouvernements successifs depuis 2010, dans des territoires qui ont pourtant des besoins accrus, comme la Seine-Saint-Denis.
Si « Ne pas nous déranger » n’a pas été tourné dans le 93, son message et sa philosophie pourraient totalement s’y appliquer. « J’ai tourné en Seine-et-Marne, parce qu’il se trouve que ma mère, enseignante en RASED, travaillait là-bas et que c’est en la suivant que j’ai eu l’idée du film, mais c’aurait tout aussi bien pu être en Seine-Saint-Denis », ponctue Simon Bewick installé derrière son petit bureau de « Quilombo Films », une société de production que lui et deux de ses amis ont montée à Montreuil (voir encadré).
Déterminisme social
Pendant 55 minutes, on suit ainsi le travail d’une femme admirable, Josiane Rajbaut, auprès de 5 élèves rencontrant des difficultés plus ou moins grandes à l’école. Donovan, en CM1, est en conflit régulier avec ses camarades, Nawel se réfugie dans un monde imaginaire, Yoann et Dylan, que Josiane reçoit en binôme, ont du mal à fixer leur concentration et Thanina, elle, ne décroche pas un mot. Pourtant, filmé·e·s dans leur relation avec l’enseignante RASED, on a parfois peine à croire qu’ils et elle puissent être en échec scolaire, tant ils et elle apparaissent intelligent·e·s. « Je voulais avant tout montrer que souvent les enfants qui ont des difficultés à l’école en ont d’abord avec la société telle qu’elle fonctionne. C’est ce que l’école elle-même a du mal à comprendre : aujourd’hui on a un aveuglement idéologique qui consiste à dire que tous les enfants sont égaux et doivent laisser leur vie à la porte de la salle de classe. Sauf que ça ne marche pas comme ça : penser cela, c’est le meilleur moyen de reproduire les inégalités sociales... »
S’attachant aux pas de Josiane Rajbaut, qui déploie des trésors d’inventivité pour cerner l’origine du mal-être de chaque enfant, le film est aussi porté par le jeune Donovan. Solaire et touchant, ce jeune garçon fait sourire par ses envolées poétiques et désarme parfois, tant il a déjà intégré le discours des adultes : « Un enfant, ça doit pas abuser du temps des adultes, c’est précieux le temps des adultes… » « Je n’avais pas envie d’un film avec un message béat qui consisterait à dire : quand on veut on peut. Avec son intelligence et ses capacités, Donovan, dans un autre contexte, pourrait aujourd’hui être en prépa. Seulement voilà, parfois, le déterminisme est trop fort... »
Intérêt supplémentaire d’un film tourné entre 2010 et 2012 et qui a donc eu le temps de mûrir, on peut aussi savoir ce que ces enfants sont devenus aujourd’hui : « Nawel, 20 ans aujourd’hui, fait des études de lettres, Thanina est en première générale, Dylan est en filière pro, je suis malheureusement sans nouvelles de Yoann, et Donovan, après avoir eu son bac l’année dernière, travaille dans le e-commerce... »
Sachant qu’on pourrait aussi se poser la question de ce que seraient devenu·e·s ces enfants s’ils et elle n’avaient pas croisé le chemin d’un maître RASED, ce qui sera a priori le cas de tous les élèves en difficulté d’aujourd’hui. « On estime qu’aujourd’hui 70 % des RASED ont disparu. Ma mère, par exemple, a vu son poste transformé en celui de « personne ressource » en 2014. Ca consiste globalement à faire le même boulot avec trois fois moins de moyens. Elle prend sa retraite cette année, avec un gros sentiment de désillusion. Parce qu’elle est fatiguée de conditions de travail insatisfaisantes pour elle mais surtout pour les enfants et parce qu’elle sait que sa génération ne sera pas remplacée... »
On l’aura compris : Simon Bewick n’est pas du genre à imaginer des happy-ends là où ils sont irréalisables.
2 dates en Seine-Saint-Denis en septembre
– « Ne pas nous déranger » passera au cinéma Le Bijou de Noisy-le-Grand le 16 septembre à 20h30, suivi d’un débat en présence du réalisateur, de Donovan et Josiane Rajbaut, deux personnages du documentaire.
– Il sera aussi en compétition à la 1ère édition du Ciné Campus "Nouveau regard social et citoyen" de l’IUT de Bobigny, le 29 septembre, à 16h10
« Ne pas nous déranger » et « De quoi rêvent les libellules » : voici les deux productions à mettre à l’actif de Simon Bewick. Un documentaire et une fiction : comme un symbole pour celui qui dit aimer cultiver les deux genres. Entre les deux œuvres, il est toutefois un point commun : l’enfance. Enfant lui-même turbulent, selon ses propres dires, le réalisateur de 32 ans aime se pencher sur cette phase clé d’une existence, où tant de choses sont en construction. Un bon bout de la sienne se sera déroulé en Seine-Saint-Denis : à Noisy-le-Grand. « J’en garde de bons souvenirs, en particulier de la politique culturelle de la ville, assez active » Le ciné, il est tombé dedans enfant, après avoir vu un film de Hitchcock : « The Lady Vanishes » (La Femme qui disparaît), dit ce Franco-britannique, en anglais dans le texte. Mais il est tout sauf un enfant de la balle : « on essaie de faire notre trou dans un milieu, le cinéma, qui n’est pas toujours des plus ouverts », explique celui qui n’hésite pas à se définir comme autodidacte et a monté en 2019 Quilombo Films, avec le réalisateur franco-argentin Jérémie Reichenbach et le producteur cubain Adonis Liranza. C’est avec cette société qu’il travaille sur son premier long métrage de fiction : « Le jour où un zèbre devint tigre », l’histoire d’une lycéenne en révolte avec la société. On ne se refait pas.
Christophe Lehousse
Photos :©Nicolas Moulard
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