Marie Desplechin : « On peut tout expliquer à un enfant »
Alors que le salon du Livre et de la Presse jeunesse en Seine-Saint-Denis ouvre ses portes à Montreuil mercredi 30 novembre jusqu’au 5 décembre, Marie Desplechin, fine connaisseuse de cet événement et du département, nous a reçus pour discuter de son actualité. Coup de jeune garanti !
Vingt ans qu’elle est invitée ou jurée au Salon du livre jeunesse en Seine-Saint-Denis. Cette fois, Marie Desplechin y revient avec une double actualité : une bande dessinée inspirée de sa série sur l’adolescence « Le Journal d’Aurore » et un film adapté de cette même œuvre. A 57 ans, l’auteur jeunesse n’a rien perdu de son empathie avec l’enfance. Interview.
En janvier sort « Jamais contente », film d’Emilie Deleuze adapté du « Journal d’Aurore », votre série sur l’adolescence. L’adolescence, vous décririez ça comment ? C’est une période de bouleversements ?
« C’est une période extrêmement inconfortable pour ceux qui la traversent et un moment à la fois horrible et très drôle pour les adultes qui sont autour. Pour celui qui la vit, ce n’est pas toujours une partie de plaisir. Votre corps change, sans que vous ayez rien demandé, il faut faire tous ces trucs initiatiques atroces dont vous n’avez pas envie et puis surtout, personne ne peut vous aider. Bon, il y a l’initiation amoureuse, mais elle est rarement agréable sur le moment-même. Ce n’est qu’après que remontent certains bons souvenirs. Suffisamment de raisons pour être « Jamais contente », comme mon personnage dans la série. »
« Jamais contente », c’était donc vous à l’adolescence ?
« Oui, en partie. On peut dire qu’ado, je n’étais pas spécialement agréable avec ma mère. C’est plus fort que vous, c’est l’âge qui veut ça. Mais le personnage d’Aurore contient aussi des traits de ma fille et puis de filles d’amis. De toute façon, quand j’écris, je vois bien que je suis presque toujours inspirée par des émotions qui remontent à l’enfance ou à l’adolescence. C’est ma matière première pour ainsi dire. »
C’était la première fois que vous adaptiez ainsi une de vos œuvres à l’écran ?
« Non, mais c’est la première fois que j’ai moi-même écrit le scénario. Ensuite, j’ai passé la main à la réalisatrice et à son scénariste qui ont retravaillé certaines choses et évidemment fait le casting pour trouver notamment la protagoniste. Je suis très contente du résultat. L’oeuvre écrite était une série, donc il était impossible de l’adapter littéralement. Par contre, dans l’esprit, c’est tout à fait ça. »
Vous avez une histoire déjà assez nourrie avec la Seine-Saint-Denis. Vous êtes régulièrement invitée au Salon du Livre Jeunesse, vous intervenez cette année au collège Jean-Moulin de Montreuil... Quel est le regard que vous portez sur la Seine-Saint-Denis, souvent injustement décriée ?
« Des départements de la petite couronne, c’est clairement le plus intéressant, si on parle de l’histoire des populations. Quand je rencontre des gosses dans les collèges de Seine-Saint-Denis, je m’ennuie rarement. Il y a cette énergie et ces histoires de vie incroyables, qu’on ne retrouve pas trop ailleurs. Alors bien sûr, ces parcours de vie très différents produisent parfois des tensions, mais ils peuvent aussi être porteurs de beaucoup de richesse. »
En 2006, vous aviez notamment publié « Bobigny, centre-ville », un ouvrage contenant des récits de Balbyniens qui revenaient sur leur histoire d’amour. Pourquoi aviez-vous choisi ce thème ?
« C’est la mairie qui m’avait demandé d’écrire un texte sur l’amour pour qu’il soit distribué aux Balbyniens qui se mariaient. Mais plutôt qu’un texte sur l’amour, dont la littérature est déjà truffée, j’avais préféré raconter 11 histoires d’amour - 12 en fait, parce qu’il y a aussi la mienne - à partir de récits de certains habitants de Bobigny. Et là encore, je ne m’étais pas ennuyée. Je trouve le résultat intéressant parce que, quand les gens vous racontent leur histoire d’amour, ils vous racontent en fait le nerf de leur vie. Il y avait des histoires poignantes, tendres, romanesques en un mot : un Juif qui avait dû se cacher durant la guerre, qui appelait sa femme Hitler… Une fille de la Cité de L’Abreuvoir qui avait rencontré un postier, à qui elle avait déclaré sa flamme à travers un mot qu’il n’avait d’abord pas vu… Un homosexuel aussi, de famille portugaise et pour lequel ça n’avait pas toujours été évident… Avec Denis Darzacq, qui illustrait le livre en photo, on s’était régalé. »
Le thème du Salon du livre cette année, c’est « Sens dessus dessous », allusion au monde troublé dans lequel nous vivons aujourd’hui. Jusqu’où pensez-vous qu’on puisse expliquer à un enfant les désordres du monde ambiant, avec son racisme, ses guerres, ses attentats ?
« Je pense qu’on peut tout expliquer à un enfant, et même qu’on doit d’une certaine manière lui expliquer. Rien n’est pire que de laisser quelqu’un à la merci de son imagination, enfant ou pas. Ce qu’on ne dit pas, ça produit une souffrance comme un amputé ressent des douleurs dans le membre absent. Ou alors, l’enfant reconstruira par lui-même, ce qui est bien pire, puisqu’il produira des fantasmes qui ne sont pas en accord avec la réalité. Simplement, il faut lui dire des choses à la fois vraies et à hauteur d’enfant. Prendre des comparaisons, choisir des termes simples. Et ne pas hésiter à lui parler des méchants, parce que je vous assure que les méchants, ça existe... »
C’est pour ça par exemple, que vous avez publié en septembre « Sothik », le récit d’un Cambodgien qui a vécu son enfance sous les Khmers rouges ?
« Oui, en partie. Il se trouve que je fais partie d’une association qui développe la lecture au Cambodge et à l’occasion d’un voyage là-bas, j’ai fait la connaissance de Sothik Hok. Il a une histoire de vie incroyable. Ce qui est aussi intéressant dans son expérience, c’est qu’elle se termine plutôt bien : le père a réussi à sauver sa famille, alors qu’un quart de la population cambodgienne a été décimée par le régime khmer. Ca permet donc de raconter aux enfants comment se met en place une dictature sans pour autant les choquer. Choquer n’est jamais bon parce que ça empêche la réflexion. Moi je me souviens de ma grand-mère qui nous racontait le massacre d’Oradour-sur-Glane. Que veux-tu faire de ça quand tu as 7 ans ? »
Même si vous avez également écrit pour les adultes, la plupart de vos ouvrages s’adressent quand même à des enfants. Pourquoi avez-vous fait ce choix de la littérature jeunesse ?
« Je ne sais pas, les enfants m’amusent plus, c’est tout. Je m’entends bien avec eux, je les aime bien comme lecteurs. Et puis, ce qu’il y a de super avec la littérature jeunesse, c’est que quand un livre marche, il marche 20 ans, et pas 3 mois comme la littérature soi-disant adulte. C’est touchant d’entendre une mère ou un père dire qu’ils ont adoré ce livre en étant enfant, et de les voir ensuite le recommander à leurs propres enfants. Enfin, l’avantage d’être auteur pour la jeunesse, c’est qu’il y a beaucoup moins de mondanité autour de ce statut, et moi ça me va très bien. »
Trouvez-vous aussi que les jeunes lisent moins qu’avant ?
« Dans l’ensemble, c’est sans doute vrai. Pour lire, il faut du temps, et le temps est aujourd’hui malheureusement dévoré par les écrans. Ca, c’est vraiment une plaie. Comme par hasard, il n’y a pas d’écrans chez les directeurs des grandes boîtes dans la Silicon Valley, qui produisent eux-mêmes ces écrans. Pourquoi ? Parce qu’ils veulent des gamins qui lisent avant de savoir naviguer. Les tablettes, c’est vraiment des drogues du peuple. Pour moi, le tournant se situe dans les années 80 où on a réussi à faire passer la curiosité, le désir de valorisation par la connaissance pour quelque chose de négatif. Tout à coup « intellectuel » est devenu un gros mot. On pourrait presque se dire que ça a été orchestré tellement c’est bien fait. Heureusement, il y aura toujours de grands lecteurs, mais c’est vrai qu’on ne part pas tous à égalité. »
Comment combattre ces inégalités face à la lecture ?
« Pour moi, il y a un rôle fondamental pour les crèches et les écoles. Il faut vraiment habituer les gamins à lire, à avoir ce besoin d’évasion. Ensuite, au collège, je crois qu’il faudrait prolonger la période de la lecture plaisir. On passe trop vite aux classiques en version intégrale. Non pas que je sois contre les classiques, mais il y a un âge pour lire certaines choses. Que voulez-vous comprendre au « Colonel Chabert » quand vous êtes en 5e ? C’est à vous dégoûter à vie de Balzac, et ce serait dommage… Non, je crois plutôt à la valeur des extraits, si c’est fait avec intelligence. Ca permet de goûter à des textes et si vous aimez, rien ne vous empêche d’approfondir. Finalement, c’est comme la course à pied : si vous commencez tout de suite par un marathon, il y a de grandes chances pour que vous n’alliez pas au bout… »
Propos recueillis par Christophe Lehousse
Retrouvez aussi notre article sur les outils numériques au Salon du Livre cette année.
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