"Lutter contre les violences collectives nécessite de la constance dans les politiques publiques"
"Rixes", "affrontements entre bandes"... Depuis quelques jours, les médias relayent les épisodes de violence qui ont cours dans les banlieues françaises, qui s’enchaînent sans toujours se ressembler. Pour tenter de voir plus clair dans ce qu’il se passe et ce qu’on peut y faire, Seine-Saint-Denis Le Mag s’est entretenu avec Marwan Mohammed, sociologue spécialiste des normes et déviances au CNRS.
SSD Le mag : Lynchage du jeune Yuriy dans le 15e arrondissement, mort de deux adolescents de 14 ans dans des bagarres dans l’Essonne, deux ados gravement blessés après une rixe entre deux bandes rivales de Champigny, mort d’Aymane à Bondy ou d’Alisha à Argenteuil... En ce moment en banlieue parisienne, pas un jour sans qu’un drame n’éclate. Les médias parlent de "rixe", mais c’est quoi, une rixe ?
Marwan Mohammed : "Le mot "rixe" est à mon avis mal choisi car il mélange tout. Il renvoie à toute querelle violente dans l’espace public entre plusieurs personnes. Mais les ressorts des comportements violents peuvent être très différents. Il y a des violences collectives de type honorifiques : les embrouilles de quartier, de cité ou de village. Celles qui relèvent de la régulation des marchés criminels : les tabassages pour sanction ou intimidation, les règlements de compte. Les violences interpersonnelles, parfois entre des familles ou des clans, qui débordent sur l’espace public. Les révoltes urbaines, que l’on appelle parfois "émeutes", dont la dimension politique de protestation est forte. Les violences sexistes et machistes, allant du harcèlement aux coups portés dans l’espace public. On peut aussi faire entrer dans ce vocable les violences « acquisitives » - les vols en réunion ou des violences de type altéritaires, liées à une idéologie raciste ou à des conflits entre minorités. Sans oublier les violences commises par des personnes dépositaires de l’ordre public. Souvent, une violence déborde sur l’autre : on peut passer de l’individuel au collectif, du collectif au territoire et devenir honorifique etc. A ce stade, il apparaît que les meurtres de Bondy ou d’Argenteuil relèvent de violences interpersonnelles plus que de violences impliquant des collectifs."
Observe-t-on une augmentation de ces violences collectives ou s’agit-il seulement d’une tocade médiatique ? Dans le premier comme dans la seconde hypothèse, à quoi sont liés ces pics soudains ? En définitive, pourra-t-on venir un jour à bout du phénomène, ou est-on condamné à compter les morts ?
M.M : "On observe actuellement un enchaînement d’évènements dramatiques dans une courte période, qui entraîne une focalisation politique et médiatique sur la question des bandes et des rivalités. On en parle particulièrement en ce moment parce que toutes les rédactions ont mis une alerte sur le mot "rixe" et qu’il existe une forme de mimétisme entre les médias, réciproquement alimenté par les déclarations politiques et la communication du gouvernement.
Concernant l’évolution, nous ne disposons pas de thermomètre, d’outils de mesure de la fréquence, de l’intensité et de la localisation de ces violences, qui sont trop peu connues et sous-estimées : les données du ministère indiquent que trois personnes sont décédées suite à ce type de violences en 2020. C’est trois de trop, mais c’est très peu. Il faudrait pouvoir établir des séries longues, faire une géographie sociale en multipliant les sources (travail social, municipalité, police, associations) pour savoir quels sont les acteurs, les évènements, les lieux, pouvoir compter les affrontements, etc. Ce serait tout à fait faisable, mais il faut croire que ce type de violences collectives n’est pas considéré comme un phénomène suffisamment majeur pour que les pouvoirs publics investissent sur cette question. Ce serait d’autant plus utile que les effets moins visibles de ces violences sont importants, qu’il s’agisse du stress collectif chez les jeunes, les parents, les enseignants, les travailleurs sociaux, sans compter les conséquences sur la scolarité des élèves du secondaire issus des quartiers en conflit.
Ainsi, si les rivalités et violences existent parfois depuis cinquante, soixante ans, l’inertie pour l’enrayer est aussi ancienne, ce qui participe d’un sentiment de fatalisme et d’impuissance assez répandu. Le fait que des municipalités, associations ou collectifs d’habitants essaient d’y répondre au-delà d’une réaction dans l’urgence est assez récent."
Dans les représentations que l’on s’en fait, ces violences collectives sont indissociables des quartiers populaires. Leur sont-elles réservées ?
"Les bagarres d’adolescents dans l’espace public reposent d’abord sur une logique de compensation sociale. La question de la réputation dans la rue et dans la bande prend une place plus importante pour des jeunes en décalage avec les voies légitimes de la reconnaissance : la réussite scolaire, le diplôme, le sport, la culture valorisée, l’emploi, etc. Or on retrouve davantage ces profils dans les petites classes moyennes et dans les classes populaires. Seconde dynamique sur lesquelles reposent ces bagarres : les normes de virilité. On valorise beaucoup dans les milieux populaires le capital et la confrontation physiques, le courage au combat, la prise de risques. Certes, ces normes de virilité ne sont pas propres propres aux classes populaires ni aux jeunes, elles s’expriment dans la police, l’armée, les pompiers, le foot, le rugby ou dans des fêtes de village bien arrosées. Mais l’affrontement collectif et la culture de l’embrouille sont plus récurrents chez les jeunes des classes populaires."
Y a-t-il une corrélation, comme certains l’avancent parfois, entre les jeux vidéos, les réseaux sociaux et une supposée augmentation de la violence ?
"Les jeux vidéos, voire les cultures populaires, sont régulièrement soupçonnés de stimuler la violence. Il y a cinquante ans, on soupçonnait le rock de jeter les jeunes hommes de la classe ouvrière dans les bras des « blousons noirs » et d’encourager la violence. Aujourd’hui, c’est le rap qui est mis en accusation en oubliant assez vite que les clips et morceaux de rap sont consommés dans tous les milieux sociaux, sans que cela ne se traduise forcément par une plus grande participation des gamins des classes moyennes et supérieures à des bandes ou au trafic de stupéfiants.
Les réseaux sociaux ne relèvent pas de la même question. Ces nouveaux modes de communication offrent un espace virtuel où peuvent naître des conflits qui ensuite débordent dans l’espace public. Les réseaux sociaux peuvent créer des synergies négatives quant aux enjeux réputationnels, car les témoins qui par leur commentaires et leurs partages, deviennent des prescripteurs de prestige ou de honte, sont bien plus nombreux. Les outils numériques accélèrent également la temporalité du conflit et permettent de les scénariser à travers des vidéos, des photos, des messages audio ou écrits. Tout cela augmente l’impact des actes posés."
Quelles politiques publiques mettre en place pour lutter contre ces violences ?
"Les initiatives qui fonctionnent nécessitent de la constance. Généralement, acteurs locaux et pouvoirs publics réagissent dans l’urgence. Jusque là, le calendrier de l’action publique se calquait sur le cycle des bagarres, ce qui peut n’avoir qu’un effet à court terme. Parfois, la tension baisse en raison de l’usure des jeunes, lassés et fatigués de devoir être sur leurs gardes en permanence. Ou bien un drame amorce un reflux des violences par effet de sidération ou de crainte des interpellations. Tout cela est ponctuel.
Ce qui fonctionne, c’est de travailler en différenciant les phases entre le moment où il faut refroidir la tension et celle où il faut déconstruire ce sur quoi elle repose. A Champigny et Villiers-sur-Marne, des associations travaillent depuis deux ans sur cette question et ont emporté un vrai succès en identifiant les jeunes, en les réunissant, en faisant intervenir des anciennes figures de la rue, puis en les faisant partir ensemble en séjour ou en chantier éducatif. Les deux piliers de leur réussite sont la déconstruction des ressorts individuels et collectifs des violences ainsi qu’un travail d’accompagnement individuel pour essayer de répondre positivement aux besoins et à la situation des jeunes. S’il existe des intervenants sociaux en mesure d’accompagner ou de prendre le relais, c’est toujours mieux. Donc une question de moyen et d’investissement public se pose évidemment mais pas seulement. Sans ancrage local, sans proximité avec le terrain, avec les marges, avec les acteurs de la vie informelle, les choses se compliquent. Ce qui questionne autant les moyens que les manières de faire. Or parfois, ce ne sont pas toujours les structures les plus implantées qui sont les plus soutenues, car de nombreux élus préfèrent soutenir des associations qui ne les critiquent pas mais qui sont déconnectées du terrain, plutôt que de reconnaître des structures parfois bruyantes mais dont le maillage des quartiers et la légitimité auprès des jeunes sont essentiels."
Pour aller plus loin : lire également le dernier roman du Dionysien Rachid Santaki, "Laisse pas traîner ton fils" sur les rixes et phénomènes de bandes.
Propos recueillis par Elsa Dupré
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