Le scénario Bouchera Azzouz
Après le très bon “Nos mères, nos daronnes”, la Balbynienne Bouchera Azzouz récidivait, le 5 mars dernier, avec “On nous appelait “beurettes””, diffusé sur France 2, récit documenté de la vie de jeunes femmes des quartiers populaires dans les années 80. Ces documentaires sont le support d’un discours politique sur le “féminisme populaire” porté par cette ex de “Ni putes ni soumises”.
A trois jours de la journée internationale des droits des femmes, Bouchera Azzouz frappait un grand coup, ce 5 mars avec son documentaire « On nous appelait « Beurettes » ». A travers des interviews et des images d’archives inédites, elle y raconte sa vie et celles de ses copines d’enfance, Aourdia, Mina et Dalila, nées dans les quartiers populaires dans les années 1970.
Fille d’immigrés marocains, elle naît à peine lorsque sa mère quitte le bidonville des Francs-Moisins, à Saint-Denis, pour son « palais » : un HLM cité de l’Amitié, à Bobigny. C’est la grande époque des banlieues rouges. « Les mouvements d’éducation populaire, les patronages laïcs organisaient des rassemblements, des carnavals, s’occupaient des enfants, bref, ils encadraient la vie de la cité. » Mais rapidement, une réforme démocratise l’accès à la propriété pour les classes moyennes. Les cités se transforment en ghettos de pauvres, quasi exclusivement issus de l’immigration.
Chemins de l’émancipation
Une immigration dont les conditions se durcissent au rythme des chocs pétroliers. Ce contrôle plus étroit des frontières va avoir un effet collatéral pour les jeunes filles maghrébines. Le mariage reste un des moyens les plus efficaces pour acquérir la nationalité et gagner l’Eldorado français. Il rassure aussi les parents, qui ne veulent pas voir s’effacer les traditions du pays, et considèrent la libération sexuelle - alors à son apogée chez les petits Français de classe moyenne - comme le symbole de la dépravation.
Cette conjoncture va donner lieu à une vague de mariages forcés des jeunes Maghrébines. L’évocation de ces souvenirs par celles qui les ont vécus est un des passages les plus poignants du film. Pour échapper à leurs maris et à leurs familles, certaines fuguent, trouvant refuge dans des squats, et souvent, dans les drogues. Se suicident parfois. Bouchera Azzouz donne la parole à trois de ses amies, aujourd’hui cinquantenaires, qui nous racontent la manière dont chacune a trouvé le chemin de son émancipation.
Le double combat des femmes
« Ce que je raconte à travers ce film, c’est un moment de l’histoire de France. C’est l’histoire de notre génération, à la charnière entre la colonisation, la décolonisation et la naissance des « quartiers populaires » tels qu’on les connaît aujourd’hui. C’est le moment où l’on est passé d’un rapport de colon/colonisé à un rapport de citoyens, d’égal à égal. Où on a dû inventer de nouveaux modèles. Et je raconte ce moment du point de vue des femmes qui ont mené un double combat : contre la société d’un côté, contre leur famille, de l’autre », introduit Bouchera Azzouz quelques jours plus tard, à la table du réfectoire de la MC 93. Sa voix résonne dans la grande salle, vieux reste de ses cours de chant lyrique, dit-elle, mais surtout, parce qu’elle fait partie de ces gens qui ont quelque chose à dire.
Ce quelque chose, qu’elle a à dire, s’est bâti au fil de sa propre vie, seulement esquissée dans son documentaire. Fille d’une femme traumatisée de n’avoir pas pu fréquenter l’école au Maroc, Bouchera Azzouz fréquente l’institution « comme on va au temple ». Mais même à la cité de l’Amitié, l’égalité n’est pas toujours au rendez-vous. « A 10 ans, je comprends ce que c’est que le racisme. J’en ai un souvenir cinématographique : j’étais en CE2, nous étions avec mes copines dans le sous-sol du bâtiment 8, on entendait la chanson de Boney M. Il y avait une fête pour l’anniversaire de mariage des parents d’une d’entre elles. Son père s’est tourné vers moi et m’a pointée du doigt en disant « Pas d’arabe ici ». Je suis sortie, et mes copines ont poursuivi la fête. D’un seul coup, j’ai compris plein de moments à la CAF, à la Sécu, où j’accompagnais ma mère. .
Là où on ne l’attend pas
Ces humiliations, Bouchera les revit au moment de demander sa carte de séjour. Sa rébellion passe par la prise du voile, au lendemain de la révolution iranienne, contre la société occidentale, et contre l’avis de ses parents. Elle le gardera dix ans. « A la fac, on kiffait avec mon groupe de copines d’être là où on nous attendait pas : même si on était filles d’ouvriers, on était hyper sérieuses, les meilleures à l’école ». Malgré ce côté « intello », elle rate le concours de médecine, étudie la physique à Jussieu, puis devient commerciale.
« C’est dans ce job que j’ai pris conscience du sexisme. La stagiaire et la dessinatrice en prenaient plein la figure. J’ai dénoncé non seulement les attaques des quelques mecs qui menaient, mais aussi la complicité de tous ceux qui ne disaient rien », se souvient-elle. Entre temps, la jeune salariée se marie, et donne naissance à un garçon. En 1999, un drame va provoquer un tournant dans sa vie : la jeune maman perd son second enfant, sa fille, alors qu’elle n’a qu’un mois. « Cette période d’alitement va être l’occasion pour moi de me retourner sur ma vie, et de comprendre combien les coordonnées de base – femme, maghrébine, des quartiers populaires - ont pu peser sur ma trajectoire ».
“Aider les mères, c’est aider les fils”
Peu après, la jeune femme va suivre la naissance du mouvement « Ni putes, ni soumises » (NPNS), suspendue aux lèvres de son cousin Mohammed Abdi. L’étudiant marocain de Clermont-Ferrand évolue dans les sphères du parti socialiste, proche de Julien Dray, Laurence Rossignol… Mais surtout, c’est l’ombre de Fadela Amara. « Mon cousin m’invite à la première université d’été de Ni putes ni soumises. A partir de là, je vais beaucoup lire, participer à des projets comme « Aider les mères, c’est aider les fils ». Il s’agissait d’aider les mères à accéder à l’autonomie financière afin de rester une figure d’autorité pour leurs garçons ».
Lorsque Fadela Amara est nommée au gouvernement de Nicolas Sarkozy, NPNS scissionne, et Bouchera Azzouz devient secrétaire générale de l’organisation, en soutien de cette dernière. A posteriori, elle porte un regard critique sur l’évolution de NPNS sur la décennie : « Après des années où nous nous étions beaucoup concentrées sur la lutte contre l’intégrisme religieux, dont on considérait que le voile islamique était le cheval de Troie, je voulais revenir aux fondamentaux : lutte contre le ghettoïsation, lutte pour l’égalité homme-femme, lutte pour l’égalité tout court. C’est dans ce cadre qu’il fallait lutter contre la radicalisation religieuse dans les quartiers populaires. En mettant autant le focus sur la question du voile, on est passées à côté de la paupérisation des banlieues, de la monoparentalité. On a participé au glissement de la question sociale à la question raciale, à la racialisation des rapports sociaux », regrette Bouchera Azzouz.
Pour un “féminisme populaire”
En rupture avec la présidente, Sihem Habchi, en 2009, elle quitte NPNS pour fonder les « Ateliers du féminisme populaire ». « Ni putes ni soumises ne pouvait pas rester un cri de colère, nous nous sommes enlisées. On devait devenir une pensée politique pour construire un féminisme plus égalitaire, plus juste, et plus émancipateur ». Les ateliers du féminisme populaire ont deux buts avoués : faire émerger une pensée politique d’une part, et de l’autre, faire sortir les femmes des trappes à pauvreté grâce à des programmes d’accompagnement vers l’autonomie.
Mais que contient cette “pensée politique” ? Qu’est-ce que le “féminisme populaire” ? Plutôt qu’un manifeste ainsi titré, Bouchera Azzouz a préféré passer par la case documentaire. Le goût de l’écriture la happe alors qu’elle milite, en élaborant une émission intitulée “rire au féminin”. “C’est là que j’ai compris la puissance de l’audiovisuel”, explique-t-elle. Sortie de Ni putes ni soumises, elle s’inscrit à une formation d’un an à l’écriture de scénario proposée par la fondation TF1.
Des documentaires politiques à succès
Ne reste plus qu’à adapter en image le livre qu’elle avait commencé à écrire, “les femmes de ma vie”, qui se transforme à l’écran en “Nos mères, nos daronnes”. L’audience bat des records. Le succès du film est tel que quatre ans plus tard, Bouchera Azzouz continue d’accompagner des projections dans les quartiers populaires. Il lui donne l’élan pour son second doc’, “On nous appelait “beurettes””, remarqué lui aussi. La réalisatrice nous lit le long texto dithyrambique qu’elle vient de recevoir de Stéphane Beaud, sociologue des classes populaires. Un encouragement pour clore le triptyque en réalisant “On nous appelait “beurs””, sur la construction de l’identité des jeunes garçons pendant les années 1980.
“Je ne veux pas me la jouer “réal” alors que je n’ai jamais fait d’études de cinéma et que d’autres galèrent pendant des années avant d’être produits et diffusés. Pour moi, le cinéma est avant tout un moyen de faire passer un message politique”, conclut la militante. Au travers de ses films, Bouchera Azzouz parviendra-t-elle à faire émerger son “féminisme populaire”, en étau entre celui d’Elizabeth Badinter, dont elle a refusé de signer la pétition des “féministes universalistes”, et celui de Rokhaya Diallo, qu’elle récuse totalement ? Pour cela, elle compte sur l’un de “ses” proverbes qu’elle nous déclame en arabe avant de traduire : “ Donne-toi le prétexte de faire quelque chose, et la providence t’aidera à aller au bout”.
Photo : @Franck Rondot
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