Ladj Ly : « Dans Les Misérables, j’essaie d’éviter tout manichéisme »
"Les Misérables" de Ladj Ly, enfant de Montfermeil, a fait un triomphe aux Césars, vendredi 28 février, remportant 4 récompenses dont celle du Meilleur film. 24 ans après « La Haine », cette histoire de violences policières dresse un constat amer sur le sort réservé à certains quartiers sensibles. Interview.
Les Misérables, c’est un peu « La Haine » 24 ans après… Si ce n’est que les victimes de la casse sociale sont de plus en plus jeunes…
« Oui, c’est vrai, mon film parle avant tout de l’enfance, de sa place dans les quartiers et du fait que ça ne s’améliore pas. Moi, quand j’avais la rage, jeune, je trouvais à m’occuper, il y avait encore des centres de loisirs, on allait en colonies de vacances. Aujourd’hui, tout ça ou une grande partie a été supprimé. Certains enfants sont livrés à eux-mêmes, c’est une catastrophe... »
L’ombre de Zyed et Bouna, les deux enfants de Clichy-sous-Bois morts en 2005 après s’être réfugiés dans un transformateur électrique par peur de la police, est omniprésente sur le film. C’est de ce moment-là que date votre envie de faire un film sur les violences policières ?
« Oui, ça part de là. En 2005, je tourne un documentaire qui s’appelle « 365 jours à Clichy-Montfermeil », qui montre les émeutes ayant éclaté juste après la mort de ces deux jeunes. Et en 2008, je filme une bavure policière : un jeune, menotté, qui se fait tabasser par des policiers. Mes images ont donné lieu à une enquête de l’IGS (Inspection générale des services) et les policiers ont été suspendus. Tout ça m’a donné l’envie de faire un sujet plus général sur les rapports des jeunes et de la police. »
Diriez-vous que ces rapports se sont dégradés au cours de ces dernières années ?
« Clairement oui, et je l’ai vécu aussi en tant qu’ado. Quand tu subis contrôle sur contrôle arbitraire, que tu te fais humilier, que tu te prends des tartes, que tu vois en plus certaines affaires où la police est mouillée ne déboucher sur aucune sanction, tu te dis que tu vas essayer de te rendre justice toi-même. Le résultat, je le montre dans mon film : soumis à cette violence, des enfants finissent par se rebeller contre toute forme d’autorité, qu’elle vienne des policiers, du système voire des adultes qui les entourent. »
Est-ce que ça a été dur pour vous de ne pas verser dans le manichéisme, les gentils jeunes des cités contre les méchants policiers ?
« En tout cas, j’ai tout fait pour éviter le parti pris. Malgré ce qu’on a pu vivre, malgré nos rapports très compliqués avec les policiers, on a essayé d’être les plus justes possibles. Parce qu’en tant que cinéaste, j’ai une responsabilité et que le sujet est trop grave pour commettre des approximations ou pour porter des jugements sur mes personnages. Les misérables de mon film, ce ne sont pas que les habitants : j’y inclus les policiers qui évoluent dans cet univers, qui sont payés une misère pour faire un métier très difficile. »
Votre film, à travers la citation de fin de Hugo, nous rappelle qu’ « il n’y a pas de mauvaises herbes, mais que des mauvais cultivateurs ». Dans ces mauvais cultivateurs, vous incluez qui ?
« Les premiers responsables à mes yeux, ce sont les politiques qui ont laissé la situation des quartiers pourrir depuis plus de 30 ans. Il y a bien sûr aussi certains policiers et même certains habitants des cités dont on voit dans le film qu’ils peuvent instrumentaliser les enfants pour leurs fins personnelles. Mais les premiers cultivateurs, ce sont les politiques. Ce sont eux qui peuvent faire bouger les lignes aujourd’hui et c’est à eux que j’adresse mon cri d’alarme. »
Depuis 2005 et les émeutes, il n’y a eu strictement aucune amélioration en banlieue selon vous ?
« Il y a eu le plan Borloo et ses volets de rénovations urbaines. Grâce à ça, Montfermeil est redevenu une ville paisible. Mais pour le reste, rien. En matière d’éducation et de culture notamment, c’est dramatique. Sans mentir, je connais des enseignants du public qui disent aujourd’hui : « si vous pouvez mettre votre gamin dans le privé, faites-le », tellement il y a de problèmes de non-remplacements et de moyens. Pour la culture, c’est la même chose : les crédits aux associations ont été baissés drastiquement, comme si c’était un luxe ! Il faut mettre le paquet sur ces deux secteurs, le temps presse. »
Est-ce que le fait que votre film ait été choisi pour représenter la France aux Oscars, le 9 février prochain, est un motif d’optimisme pour vous ?
« C’est un signal assez fort. Si ça peut rappeler aux représentants de l’État l’urgence qui existe aujourd’hui dans certains quartiers, ce sera une bonne chose. J’espère par exemple qu’on va réactiver un plan banlieue qui a été mis de côté de manière inexplicable... »
Sur la présence de Hugo, vous teniez à semer dans votre film des citations des Misérables, pour en montrer malheureusement l’actualité ?
« C’est plus un clin d’oeil qu’une adaptation. Des parallèles peuvent être faits ponctuellement : entre le petit Issa et Gavroche, entre la BAC et l’inspecteur Javert, mais en aucun cas, ce n’est une adaptation. Par contre, je parle de la France, au sens où Hugo parlait lui aussi du pays tout entier. De ce point de vue, mon film est patriote. Evidemment, ce n’est pas la France de Hugo ni même celle d’il y a 50 ans, mais c’est la France d’aujourd’hui. Et ça, j’ai l’impression que certains ont du mal à l’accepter. Mais que ça leur plaise ou non, la France d’aujourd’hui, c’est aussi celle des banlieues, de son immigration, de ses 6 millions de musulmans, malheureusement très stigmatisés aujourd’hui. J’aimerais qu’on parle un peu plus de la misère sociale, de certaines privatisations d’entreprises publiques que du voile, un faux problème selon moi. »
Montfermeil les Bosquets, on l’a dit, c’est un territoire pauvre, en prise à des difficultés sociales. Mais c’est aussi un lieu de vie. J’imagine qu’il vous tenait à cœur d’en montrer aussi les côtés positifs, sa richesse humaine…
« Oui. C’est pour ça que durant tout le début du film, on prend le temps de découvrir le territoire, les différents groupes qui le composent, à travers le personnage du policier qui vient d’obtenir sa nouvelle affectation (« Pento » joué par Damien Bonnard, ndlr). On parle beaucoup des quartiers mais très peu de gens savent comment ça s’y passe. C’était donc important pour moi de montrer la géographie des lieux, comment on y vit… »
Vous avez tourné à l’été 2018. Une bonne partie des seconds rôles et des figurants sont des habitants du quartier…
« Oui, mis à part les trois policiers, la commissaire (Jeanne Balibar) et quelques apparitions, toute la figuration a été faite sur le territoire. C’était important pour moi d’impliquer les jeunes car c’est quelque part aussi leur histoire. »
Un personnage paraît très autobiographique : c’est celui de Buzz qui filme justement la scène de violence policière. C’est le personnage de l’observateur…
« Oui. D’ailleurs, c’est mon fils (Al-Hassan Ly) qui joue ce rôle, donc comme ça, c’est clairement assumé ! Oui, il y a pas mal de moi dans ce petit geek, fan de nouvelles technologies et qui s’amuse à filmer la cité à longueur de journée. J’étais un peu l’œil des Bosquets au cours de ces 15 dernières années, j’ai témoigné de ce territoire. »
Jeune, comment avez-vous commencé à filmer ?
« Avec des potes d’enfance, on avait cette envie commune de faire du cinéma. C’est comme ça qu’est né le collectif Kourtrajmé, avec Kim Chapiron, Romain Gavras, Toumani Sangaré. C’était le tout début de l’ère du numérique, on a commencé à faire nos films tout seuls en indé. Moi, depuis que j’ai 19 ans, je filme tout ce qui se passe autour de moi. »
La rencontre avec le photographe JR a été importante aussi ?
« Oui bien sûr. Avec lui, on a fait ces affiches géantes d’habitants qu’on collait sur les tours des Bosquets dès 2003. Quand les émeutes ont éclaté, on a fait ces portraits de jeunes. Depuis, on a toujours un projet sur le feu : là par exemple on va refaire quelque chose à l’occasion de la destruction programmée de la tour B5 des Bosquets. Il se trouve que c’est la mienne, celle où j’ai toujours vécu. Ca fait drôle, je suis triste de quitter ma tour, mais je reste dans la cité… »
Et puis, à votre tour, vous donnez à d’autres citoyens les moyens de raconter leurs histoires à travers l’école de cinéma Kourtrajmé que vous avez créée à Clichy-Montfermeil. C’est aussi en donnant la parole à d’autres qu’on sort de l’urgence sociale ?
« Oui, c’est par des actions comme ça, petites mais concrètes, qu’on s’en sort. De toute façon, je pars du principe qu’il faut être un maximum dans l’action. Si tu attends les gens, il ne se passera rien. Pour l’école Kourtrajmé (ouverte en novembre 2018), ça nous a demandé une énergie de fou pour la monter. On a eu le soutien des Ateliers Médicis Clichy-Montfermeil qui hébergent l’école, mais pour le reste ç’a été le parcours du combattant. Mais ça valait le coup : après cette première promo, on compte 30 jeunes formés, 5 courts-métrages produits, dont 2 vont faire l’objet d’un long-métrage. C’est entièrement gratuit, sans condition de diplôme et c’est ce qui fait la différence avec les autres écoles. Ici, tous ceux qui ont un désir profond de raconter peuvent avoir leur chance. »
Propos recueillis par Christophe Lehousse
Photos : Copyright Renaud Konopnicki
Copyright SRAB Films - Rectangle Productions - Lyly films
Copyright Wild Bunch Germany
Les Misérables, un cri d’alarme
Eté 2018. Quelques gamins de Montfermeil fêtent la victoire en Coupe du monde de la France en plein coeur de Paris, celle d’un pays pluriel, métissé, que sa diversité fait gagner. C’est sur cette scène que s’ouvrent les « Misérables » de Ladj Ly, film sombre qui vient vite nous rappeler que trop d’inégalités sociales existent encore pour qu’on puisse croire à ce beau conte de fées. Un mélange détonant de violence physique et sociale, de négation des droits empêche en effet ce rêve d’advenir. Chris (Alexis Manenti), « Gwada » (Djebril Zonga) et « Pento » (Damien Bonnard), un équipage de BAC (Brigade anticriminalité) qui patrouille quotidiennement dans le quartiers des Bosquets à Montfermeil va aussi semer son lot de violences. Jusqu’à libérer un engrenage inarrêtable. S’il y a bien un message que « Les Misérables » de Ladj Ly délivre avec brio, c’est qu’un enfant violent est d’abord un enfant qui a subi la violence.
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