A Bagnolet, les artistes ont leur bureau en haut de « La Tour »
Depuis janvier, le collectif Souk Machines, membre du IN Seine-Saint-Denis, loue des bureaux à de jeunes créatifs indépendants- photographes, graphistes, scénaristes, écrivains etc- sur cinq étages d’une des tours jumelles des Mercuriales à Bagnolet. Cet « urbanisme de transition » emporte un franc succès, car il répond à une forte demande de bureaux à des prix accessibles et à une aspiration à des lieux de travail collectifs qui s’intensifie avec les diverses mesures de confinement. Reportage et vidéo !
Parcourir une dalle grise, entrer dans une tour, passer la sécurité, puis badger pour atteindre les ascenseurs sertis dans de rutilants écrins de faux marbre. Attendre, dans un silence gênant, que les vaisseaux s’élancent vers le 19e, 26e ou 29e étage. S’engager dans des couloirs un peu décrépis aux moquettes et aux portes marron, tout juste éclairés par des néons. En ouvrir une, et avoir le souffle coupé par la vue sur le tout Paris ou le tout Bagnolet. L’architecture est typique des années 1970, où l’on rêvait de faire du quartier Gallieni le « World trade center » de l’est parisien, allant jusqu’à imiter les tours jumelles new-yorkaises, histoire de damer le pion à celui de La Défense. Et puis les conséquences du choc pétrolier de 1973 ont stoppé net les folies des grandeurs de l’époque. Les deux tours sont restées bien seules, isolées au dessus de l’échangeur de l’A3 et du terminus de la ligne 3.
Des bureaux à prix cassés
Depuis janvier, on croise dans les ascenseurs plus de jeunes artistes aux looks fantasques que de cadres en costume-cravate-attaché-case. Omnam, le promoteur anglo-israélien qui a racheté les tours jumelles en 2019, a fait appel au collectif Souk Machines pour louer de manière temporaire et à peu de frais les bureaux devenus vieillots à de jeunes artistes. « Les loyers des bureaux de la tour étaient trop élevés pour leur mauvais état, une partie des bureaux avait déjà été vidée », explique Ellie, chargée de communication du collectif. Les travaux de désamiantage et de rénovation des bureaux de la tour du « Levant » devraient commencer en juin 2021. En attendant, les résidents les louent pour 13 euros le mètre carré par mois, contre, dans les nouveaux coworking privés, un loyer d’environ 250 euros par mois pour un bureau.
Ce projet de Souk Machines sobrement intitulé « La Tour » fait suite à une série d’expériences réussies du collectif dans le domaine de « l’urbanisme de transition ». A l’origine organisateurs de « grandes teufs », le groupe de jeunes gens a acquis la confiance des décideurs en gérant d’abord le pavillon du Docteur Pierre, à Nanterre, puis la Halle Papin, à Pantin, et aujourd’hui le Pré à vie, au Pré-Saint-Gervais ou encore l’Orfèvrerie, à Saint-Denis. L’idée : proposer des lieux de travail éphémères pour des prix accessibles. Au total, cette sorte de bailleur social de bureaux temporaires gère environ 600 « résidents ». Dont bientôt 300 dans les Mercuriales. Cette offre correspond à un besoin réel pour des jeunes aux moyens limités : pour les 170 places disponibles annoncées, 300 personnes sont venues visiter.
Après le confinement, le soulagement
« La Tour » accueille plus d’activités artistiques de bureau (photo, graphisme, écriture) que les précédents sites, car les normes de l’immeuble de grande hauteur s’opposent à l’utilisation de produits chimiques, et ne sont pas particulièrement adaptées pour les déplacements d’objets. Chacun a sa petite cellule, allant de 6 à 20 m2, et des salles collectives sont aménagées pour déjeuner ou prendre le café. Nyma et Elena en profitent, cet après-midi de février. Les deux artistes sont « voisins d’atelier ». L’un confectionne un livre avec la technique du « cyanotype », l’ancêtre de la photo, quand l’autre dessine puis brode ses dessins. Pour eux, l’entrée aux Mercuriales a constitué un grand soulagement. Pour Nyma, après de longues semaines de confinement, cela a été un moyen de sortir de sa coloc montreuilloise. Quant à Elena, tout juste immigrée d’Italie, elle a pu lier connaissance avec d’autres personnes que son seul compagnon français et sortir d’un petit appartement parisien. « Quand on est entrés dans les lieux, on sentait vraiment chez tout le monde la joie de côtoyer de nouvelles personnes, de créer une une communauté artistique. Je frappais aux portes des autres ateliers pour faire connaissance comme un témoin de Jéhova », plaisante Elena.
De l’autre côté du bâtiment, Anna et Aurélie sont des journalistes trentenaires qui viennent de se remettre « à la pige », après avoir passé quelques années dans les rédactions de L’Express et de Libération, touchées par des PSE ou des changements de propriétaire. « Même si ce sont des tours d’anciens bureaux, on ressent ici mille fois moins l’esprit d’entreprise ! Les gens sont ici dans une logique de rencontre, c’est beaucoup moins impersonnel que l’agencement un peu froid peut le laisser penser ». Aurélie, spécialisée dans l’écologie, se félicite d’avoir pour voisin des spécialistes de l’aquaponie ou des jardiniers à vélo. « Ce sont autant de sujets potentiels à proposer aux rédactions ! », poursuit-elle. Sa collègue partage cet enthousiasme, tout en apportant un petit bémol : « Ça manque pour l’instant d’apéros ». On croise aussi Gilles, un artiste de 25 ans qui nous explique « nourrir un fantasme pour ces espaces technocratiques à la fois angoissants et fascinants », dont il compte s’inspirer. « Entre le pavillon du Dr Pierre et La Tour, il y a un total changement de standing ! Ici, on se sent comme une working-girl à la new-yorkaise », rigole Méryl, habituée des projets de Souk Machines. Une association d’aide aux mineurs étrangers non accompagnés a aussi trouvé refuge dans un des bureaux qui se trouvaient être, comme l’indiquent des étiquettes encore collées sur la porte, le secrétariat et la direction générale d’une entreprise.
Une réponse temporaire
Mais à peine commencée, on voit poindre la fin de l’aventure, en juin prochain. Le bail sera-t-il prolongé, comme celui de Pantin, qui devait à l’origine durer 10 mois, et qui a fini par s’étendre sur quatre ans ? C’est ce qu’espèrent les membres de Souk Machines, afin que la mayonnaise ait le temps de prendre entre les résidents. Et surtout qu’ils trouvent d’autres lieux où les accueillir, car plusieurs sites gérés par le collectif sont censés lever le camp à l’été 2021. Pas sûr, d’ici là, que chacun ait connu un tel succès qu’il puisse se payer un co-working classique. Cette solution proposée face aux prix très élevés de l’immobilier professionnel reste donc pour l’instant temporaire...
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