Steve Tientcheu, La vie à 3000 à l’heure
On frissonne encore face à son interprétation du Maire dans Les Misérables de Ladj Ly. A 39 ans, cet acteur originaire de la cité des 3000 à Aulnay a fait du chemin depuis qu’il est entré dans le métier via une inscription au cours Simon. Aujourd’hui, il souhaite créer une formation pour comédiens dans la ville où il a grandi, pour donner la parole à la jeune génération.
Comment vivez-vous cette période délicate pour le cinéma ?
Que voulez-vous que je vous dise : c’est dur pour tout le monde. Je n’ai pas envie de pleurer en particulier sur le sort du cinéma, parce que tout le monde souffre à l’heure actuelle. C’est vrai que c’est particulier d’avoir des métros bondés d’un côté et des salles de cinéma vides de l’autre, alors que les gestes barrières pourraient aussi y être appliqués, mais on prend notre mal en patience. Et puis, j’ai pour règle de ne pas me plaindre. J’ai pu tourner pas mal pour la télé (Un homme d’honneur, Germinal) et le cinéma (Normale d’Olivier Babinet) donc je ne vais pas me lamenter.
Cette vocation d’acteur, comment c’est venu ? Je crois que ça remonte à l’enfance...
Oui, j’ai regardé pas mal de classiques avec mon père qui avait une grosse culture cinéphile. Les polars français de Melville, Lautner ou Audiard, avec Gabin et Ventura, ça m’a marqué. Ces types avaient la classe. Les comédies populaires type Les Visiteurs ou les Sous-doués aussi… Ensuite, je me suis fait ma propre culture : Scarface, les films de Spike Lee, le Syndicat du Crime...
Et à 25 ans, vous décidez de vous inscrire au Cours Simon alors que vous étiez jusqu’ici médiateur dans un cabinet médical. Pourquoi avez-vous alors senti le besoin de vous former, plutôt que d’aller faire un casting ?
Je ne voulais pas commencer par un casting sauvage, de toute façon je n’avais pas les contacts. C’est toujours mieux de se former je trouve. Parce que ça te donne du bagage, une confiance en toi, et un esprit de travail aussi. J’avais quitté le système scolaire assez tôt et quelque part, je voulais me prouver que je pouvais aller au bout d’une formation quand l’envie était là. C’était un petit défi pour moi et je suis content de l’avoir relevé.
La Mort de Danton, documentaire d’Alice Diop, retrace cette période. On vous voit en décalage avec le monde du cours Simon. Avez-vous subi beaucoup de préjugés à l’époque ?
Oui, mais comme moi j’avais des préjugés sur mes camarades de promo... Certains me voyaient peut-être comme un dealer. Mais pour moi, c’étaient des bobos, donc ils n’avaient soi-disant aucun problème alors qu’ils en avaient ! Sans doute pas d’argent, mais peut-être familiaux, sentimentaux etc. Il y avait effectivement des préjugés, mais ça ne m’a pas empêché d’avancer.
Est-ce que ça se passerait encore pareil aujourd’hui ?
Non. Heureusement, il y a un peu plus de couleur dans le cinéma français aujourd’hui. Pour les acteurs d’origine maghrébine, c’est bien installé depuis « Un Prophète » (de Jacques Audiard, avec Tahar Rahim, Reda Kateb, Slimane Dazi). Pour les acteurs noirs, ça commence à arriver : Omar Sy, Aïssa Maïga, Ahmed Sylla, Lucien Jean-Baptiste… Et on va espérer que dans quelques années, les acteurs d’origine asiatique ou indienne percent aussi. Il en faut pour tout le monde !
Une chose qui frappe aussi dans La Mort de Danton, c’est qu’on vous voit garder secret le fait que vous prenez des cours de théâtre, comme si c’était quelque chose vous n’assumiez pas…
Pas du tout. Ca c’est une interprétation des gens de Paris, pour raconter une belle histoire. Je ne voulais juste pas être influencé par des commentaires de la cité dans un sens ou dans un autre. C’est vrai, je ne voulais pas qu’on me juge parce qu’à l’époque j’étais encore influençable. C’est pour ça que je voulais le garder pour moi...
Est-ce qu’aujourd’hui un jeune dans la même situation aurait encore tendance à le garder pour lui ?
Sûrement pas. Les jeunes d’aujourd’hui, au contraire, ils recherchent l’exposition. Ils sont à 200 %, à mettre leurs dernières productions sur YouTube, TikTok et compagnie. Le théâtre, l’art en général, c’est plus du tout un tabou. Ca veut pas dire qu’il n’y a plus de tabous en banlieue… D’ailleurs, je réfléchis à un scénario là-dessus aujourd’hui, mais chut !
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance aux 3000 à Aulnay ?
C’était bien. On n’avait besoin de rien pour s’éclater. Il suffisait de sortir pour apprendre quelque chose de la vie. C’était sain, y avait de la lumière. Mes parents, quand ils y ont emménagé en 1976, après être arrivés en 75 de leur Cameroun natal, ils étaient enthousiastes : la Rose des Vents, c’était top. Et puis, ça s’est lentement dégradé. Ca a commencé par l’arrivée de l’héroïne qui a déstructuré les quartiers. Ensuite, l’emploi s’est cassé la gueule, avec la fermeture notamment de PSA. A ce moment-là, ceux qui pouvaient partir sont partis, parmi eux beaucoup de Blancs pour le dire franchement. Aujourd’hui, je n’y vis plus, mais j’ai l’impression que c’est plus tout à fait pareil qu’à notre époque. Les jeunes ne sortent plus, Covid ou pas, ils passent à mon avis trop de temps sur leurs portables…
Justement, vous réfléchissez à ouvrir une formation de comédien à Aulnay. Pourquoi vouloir l’implanter là-bas ?
Déjà parce que c’est là d’où je viens. Et ensuite parce que malgré les récentes ouvertures du cinéma et du théâtre aux quartiers populaires, ça reste dur pour un jeune de là-bas de faire son trou dans ces milieux. Les écoles coûtent cher et on continue parfois à s’y sentir pas légitime. Nous, on est partis ailleurs pour chercher la lumière : à nous de la ramener pour que d’autres personnes continuent. L’idée, ce serait de faire une formation assez dense, de 3 à 4 mois, avec des séances de danse, de la formation au jeu avec une coach et moi-même, et une remise à niveau physique. Le tout déboucherait ensuite sur un court-métrage pour passer direct de la théorie à la pratique. Dans un premier temps, ce serait entièrement gratuit...
Enfin, Les Misérables, de Ladj Ly vous a fait connaître du grand public. Pensez-vous que ce film a ouvert les yeux à une partie des gens sur les violences policières dans les quartiers populaires ?
On va arrêter de se bercer d’illusions. Déjà, tout le monde sait qu’il y a toujours eu des violences policières, depuis Malik Oussekine (tué en 1986, ndlr). Ensuite, je ne crois malheureusement pas qu’un film puisse changer le monde. L’art, c’est une chose, la politique, c’en est une autre. Après, je suis très content d’avoir joué dans ce film parce qu’il montre à mon avis de manière assez fidèle la réalité des violences policières en banlieue. Et il est fait par des gars issus de ces quartiers. C’est bien de toujours faire parler des experts des quartiers, on apprécie, mais à un moment donné, on veut aussi prendre la parole nous-mêmes !
Propos recueillis par Christophe Lehousse
Photo : ©Eric Garault
Carrure de déménageur et verbe facile, Steve Tientcheu joue souvent des personnages charismatiques, à l’influence forte, voire manipulatrice. Si dans « Les Misérables », il était ce grand frère machiavélique, un peu inspiré des Thénardier, on le retrouvera en septembre à la télévision dans « Germinal » (France 2) où il incarnera Rasseneur, cet ex-mineur et meneur d’hommes devenu tavernier. Au cinéma, on pourra le découvrir prochainement (croisons les doigts) dans un rôle où la parole a là aussi son importance : il est Barbe Noire dans « La Nuit des Rois », caïd de la prison de MACA en Côte d’Ivoire, et contraint de raconter de belles histoires à son entourage s’il ne veut pas perdre son pouvoir. Un récit qui renoue avec les grands mythes de l’humanité comme L’Odyssée ou les contes des Mille et Une nuits. Enfin, dans un rôle complètement différent, il jouera un témoin de Jéhovah dans « Normale », le prochain film d’Olivier Babinet.
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