Rino Della Negra, Une étoile ne meurt jamais
Rino Della Negra, fusillé à 20 ans avec ses camarades du groupe Manouchian, est une figure de la Résistance et du Red Star où il fit un trop court passage. Deux historiens, dans une biographie passionnante, nous replongent dans cette vie si courte et si dense fauchée par les balles nazies.
"Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Aragon, l’Affiche rouge"
En ce début de saison 1943-1944, le Red Star Olympique vient d’engager un jeune joueur très prometteur du nom de Rino Della Negra. Le club vit des années fastes et l’engagement de cet ailier droit, rapide comme l’éclair – il court le 100 mètres en 11 secondes – et de surcroît buteur et dribbleur hors-pair, promet de beaux lendemains au club audonien.
En cette année 1943, le club est tenant de la Coupe de France et compte bien grâce à l’arrivée de Rino rajouter une ligne de plus à son palmarès. Dans une nouvelle que lui a consacré Didier Daeninckx, on peut lire ces propos qu’il lui fait tenir : « C’est pourtant simple : [avec le ballon] on danse ensemble. Il faut apprendre la légèreté. Le football c’est aérien. Observe un ballon, ça vole, ça rebondit, ça virevolte… Quand je suis au milieu de la pelouse, c’est comme quand j’invite une fille sur la piste de danse. Je la guide en douceur. J’ai l’impression d’être monté sur roulettes, d’être aussi souple que la môme caoutchouc ! Si tu restes planté sur tes guibolles comme sur des échasses, tu ne feras rien de bon. » Ce matin d’hiver, Rino, pour la première fois, est absent de l’entraînement sur la pelouse du Stade de Paris, à Saint-Ouen, le futur stade Bauer. Caprice de jeune homme ou refus de se plier à la discipline sportive ? Non, Rino Della Negra a refusé de répondre à sa convocation pour partir en Allemagne accomplir le Service du travail obligatoire. Il disparaît et rentre en résistance active contre l’occupant nazi. Le voilà clandestin.
Fusillé au Mont Valérien
Le 21 février 1944, Rino Della Negra et 21 partisans du groupe Manouchian, FTP-MOI (Main-d’œuvre immigrée) sont fusillés au fort du Mont-Valérien. La 23e membre de ces francs-tireurs et partisans, Olga Bancic, sera décapitée cinq mois plus tard en Allemagne. Ils sont accusés d’être des criminels, d’avoir participé à la résistance armée, organisant des attentats contre des hauts gradés allemands ou des collaborationnistes.
Rino Della Negra est né en 1923 à Vimy, dans le Pas-de-Calais, de parents italiens. Son père, briquetier, fait partie de ces nombreux ouvriers qui ont quitté l’Italie au lendemain de la Première Guerre mondiale pour fuir le chômage et la pauvreté, mais aussi pour aider à reconstruire le pays. Rino et sa famille s’installent en banlieue parisienne à Argenteuil, dans un quartier appelé la « Petite Italie ». Il grandit là, jouant à la pétanque et au foot au sein d’une communauté où l’entraide est toute naturelle. A 14 ans, il quitte l’école et devient ouvrier ajusteur aux usines Chausson où son travail consiste à préparer, monter et ajuster au mieux les radiateurs pour automobiles et camions. Autour de lui, quand la guerre civile éclate en Espagne, il voit certains de ses amis s’engager dans les Brigades internationales. Mais toujours autant passionné par le sport, en particulier le football, il joue dans les clubs locaux et accumule avec ses équipes les victoires, remportant ainsi la Coupe de la Seine « corpo » en 1938.
Dès son passage à la clandestinité, Rino, grâce à ses amis, intègre les réseaux de résistance communiste FTP, puis le 3e détachement, composé uniquement d’Italiens, des MOI, dans le légendaire groupe Manouchian. Il possède des faux papiers au nom de Chatel, mais ce passage à la clandestinité recouvre des formes étonnantes. Rino continue non seulement à voir ses parents, ceux-ci ignorant tout de ses activités de résistant, et en plus ne met pas fin à ses activités de footballeur. Une double vie, qui, aussi surprenant que cela apparaisse, lui évite d’être repéré, alors que le groupe Manouchian est pisté par 200 agents des Brigades spéciales.
Dans les années 2000, la figure de Rino Della Negra devient un véritable mythe pour les supporters du Red Star. Des chants et des banderoles lui sont dédiés et le mettent à l’honneur. Une plaque commémorative, apposée à l’entrée du stade Bauer de Saint-Ouen a été inaugurée lors du soixantième anniversaire de sa mort. Une rue de la ville portera bientôt son nom, et quant à la tribune nord abritant le kop que les supporters avaient d’eux-mêmes baptisée du nom de Rino, elle le sera officiellement très prochainement une fois que le futur stade sera rénové.
Claude Bardavid
« C’est une écharpe de supporter du Red Star qui est à l’origine du livre »
Entretien avec Jean Vigreux, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, docteur en histoire, et Dimitri Manessis, docteur en histoire. Tous deux sont les auteurs de "Rino Della Negra, footballeur et partisan", paru en février dernier.
Comment avez-vous été amenés à vous intéresser à Rino Della Negra ?
Dimitri Manessis : Arrivé à Paris en 2016, je me suis mis à supporter le Red Star, le club de Saint-Ouen, où je réside désormais. Pour la saison 2017-2018, les supporters du club avaient réalisé une écharpe sur laquelle était inscrit « Tribune Della Negra ». J’ai donc acheté cette écharpe et je l’ai portée lors d’un séminaire à l’université de Dijon qu’animait Jean Vigreux, à l’époque mon directeur de thèse. Celui-ci, intrigué, m’a questionné et en quelques mots, je lui ai raconté ce que je savais de cette histoire. Jean a tout de suite été intéressé par l’histoire de ce jeune homme, et dès le lendemain, il me téléphone et me propose qu’on travaille ensemble dessus. C’était très valorisant d’avoir son directeur de thèse qui vous propose de travailler ensemble sur un ouvrage.
Comment avez-vous travaillé ?
Jean Vigreux : Nous avons travaillé ensemble sur le plan global du livre. Dimitri s’est plus particulièrement chargé du premier chapitre, la jeunesse et le parcours du footballeur et le dernier consacré aux mémoires. Quant à moi, je me suis concentré sur les périodes de la guerre et de la Résistance. En fin de compte, nous avons travaillé ensemble sur tout le livre, chacun reprenant et revoyant ce que l’autre avait écrit. Avec des remarques et des compléments. Nous assumons cette écriture à quatre mains.
Comment un tel engouement pour la figure de Rino a-t-il pris naissance chez les supporters du Red Star ?
Dimitri Manessis : Cela s’explique d’abord par l’histoire du territoire de la ville. Elle s’inscrit à partir de la Libération dans ce qu’on appelle « la banlieue rouge », les villes administrées par le Parti communiste. Une ville ouvrière, le stade lui-même dès l’entre-deux guerres, est entouré d’usines, notamment de la métallurgie. Il y a donc un marqueur de gauche très visible dans le territoire. Ensuite, il y a tout simplement une large partie des supporters organisés qui ont leurs propres engagements, leurs propres valeurs, leurs propres combats. Et de fait Rino incarne pour eux une partie de leurs combats, de leurs valeurs, de leurs idées. C’est comme cela que les retrouvailles ont pu se faire au début des années 2000 quand Claude Dewaele redécouvre la figure de Rino, en tant que joueur du Red Star. Immédiatement, les supporters se sont saisis de cette figure incarnant une partie de leurs combats et valeurs.
Lors de son procès, ses accusateurs veulent dénier toute conscience politique à Rino en le réduisant à un simple footballeur désertant le STO pour continuer à pratiquer son sport…
Dimitri Manessis : C’est la vision que veut propager la propagande allemande et donc par voie de conséquence la presse collabo. Elle veut dépolitiser l’action des partisans et la criminaliser. Et l’un des moyens, c’est la réalisation d’une affiche, l’Affiche rouge, et d’une brochure diffusée à des milliers d’exemplaires. Elle présente ces gens comme des bandits, des criminels. Le slogan de l’affiche est « La libération ? La libération par l’armée du crime. »
Vous avez pu rencontrer des proches de Rino Della Negra ?
Jean Vigreux et Dimitri Manessis : Nous avons eu deux rencontres qui nous ont beaucoup aidés pour l’écriture de l’ouvrage. La première avec Gabrielle Crouin, de son nom de jeune fille Simonazzi, une jeune femme de 99 ans, absolument charmante et adorable, l’amie d’enfance de Rino, qui nous a permis d’avoir une meilleure idée de qui il était, de son milieu d’origine, de cette communauté italienne d’Argenteuil. La deuxième rencontre fut avec Yolande Della Negra, la belle-sœur de Rino, qui a épousé son frère après la fin de la guerre. Elle ne l’a donc pas connu, mais très émue, nous a dit tout l’intérêt qu’elle portait à notre projet. Elle nous a ouvert les archives familiales dont certaines sont reproduites dans le cahier iconographique, à la fin de l’ouvrage. Des photos, des papiers, des journaux, des cartes…
Vous avez présenté l’ouvrage au Red Star ?
Dimitri Manessis : Le 19 février dernier, nous avons été invités par les supporters à la traditionnelle cérémonie d’hommage. Pour nous, il était très important que la première présentation publique de l’ouvrage ait lieu avec eux et au stade. Un très beau moment, partagé avec toute la famille Della Negra.
Propos recueillis par Claude Bardavid
Par Dimitri Manessis et Jean Vigreux
Editions Libertalia, 254 pp., 10 €
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