Quand Willy rencontre Rose, ou l’histoire d’une photographie
Rose Zehner, ouvrière chez Citroën Javel, a été photographiée par Willy Ronis en 1938. Il a fallu attendre les années 1980 pour que cette photo soit découverte et devienne au fil du temps une image iconique. Un historien de l’association montreuilloise Périphérie, raconte dans un ouvrage publié récemment le destin de ce cliché.
C’est en fin limier mais surtout en historien que Tangui Perron a mené une véritable enquête qui a donné naissance à un ouvrage récemment publié : "Rose Zehner et Willy Ronis, Naissance d’une image".
Chargé du patrimoine audiovisuel à l’association Périphérie (Montreuil), il est spécialiste des rapports entre mouvement ouvrier et cinéma, et, plus d’une fois a eu le privilège de rencontrer Willy Ronis. Il s’est penché sur cette photographie pour nous raconter dans un très beau livre, les conditions dans lesquelles elle a été prise par le photographe. Le cliché a depuis fait le tour du monde et acquis ses lettres de noblesse autant chez les amateurs et amoureux de la photographie que dans l’histoire du mouvement ouvrier.
« Elle est là, Rose, dominant par son corps, son geste et sa voix, ses camarades d’atelier, ses copines, à qui elle indique le sens de la lutte… », écrit l’historien. L’atelier de sellerie où l’on fabrique et assemble les sièges des voitures où elle travaille n’est composé que de femmes. Rose parle fort pour se faire entendre mais aussi pour marquer sa colère.
Quand Willy Ronis pénètre dans l’usine le 25 mars 1938, à Javel, dans le 15e arrondissement de Paris, il est mandaté par le journal Regards. De son équipée du jour, il en ressort une quarantaine de photos dont certaines seront publiées dans l’hebdomadaire, mais point de Rose Zehner. Le reportage raconte cette grève, avec occupation, pour la revalorisation des conventions collectives et pour les salaires. L’atelier de Javel compte alors 6 000 personnes. Il est l’un des plus importants des usines Citroën du 15e arrondissement qui emploient sur 5 sites proches, près de 18 000 salariés. La grève dans la métallurgie s’étend en région parisienne, alors que des appels à défendre la paix, la sécurité du pays et à assurer le salut de l’Espagne républicaine se font entendre. Le Front populaire vit ses derniers instants, et la guerre n’est pas loin.
Rose Zehner, déléguée syndicale, pendant une grève chez Citroën, Javel, Paris, 1938 ©Donation Willy Ronis, ministère de la Culture, MAP, diff. RMN-GP
Redécouverte quarante ans après
« Je dois rendre mes photos le soir-même, pour des raisons de bouclage, raconte Willy Ronis dans l’ouvrage Derrière l’objectif. Je livre donc mon travail, malheureusement amputé de la photo, car il me manque le papier super-contraste susceptible de produire un tirage lisible de ce négatif très sous-exposé. » Absorbé par ses travaux suivants, Willy Ronis laisse ses négatifs dormir dans ses classeurs. Quarante et un ans plus tard, un éditeur lui propose de réaliser une rétrospective de son travail qui paraîtra en 1980, sous le titre "Sur le fil du hasard". Ronis passe alors en revue tous ses négatifs depuis sa première bobine (1926) et retrouve son négatif sous-exposé de 1938. Il peut alors la tirer. En mai 1981, l’Humanité publie la photo dans ses pages. Une cousine de Rose, ancienne camarade d’atelier la repère dans son journal et lui signale la photo. En juin, Le Monde choisit de publier l’image, également exposée à Beaubourg.
Les ouvriers de Citroën Aulnay le 1er mai 1982 © André Lejarre
La naissance d’une icône
Quand le film de Martin Ritt, Norma Rae sort sur les écrans, l’actrice Sally Field est saluée à Cannes et aux Oscars pour son jeu. Elle y incarne une ouvrière qui s’éveille au syndicalisme et dans une des scènes les plus fortes du film, on la voit brandir une pancarte où figure un seul mot « Union » (« syndicat en anglais). Aux Etats-Unis, on ne manquera pas de faire le parallèle entre cette scène et la photo de Rose Zehner. En 1998, la Ligue des droits de l’homme l’édite en poster. Des syndicats s’en emparent et la reproduisent sous diverses formes. Pour Tangui Perron, « les références de Wlly Ronis, sa culture, les contextes mémoriel, artistique et politique, la beauté plastique de cette image et sa force symbolique, tout se mêle pour dresser une statue à plusieurs facettes, un totem dont la célébrité ira croissant ».
Rose Zehner en Seine-Saint-Denis
En septembre 2009, quelques jours après la disparition du photographe, afin de lui rendre hommage, une table ronde se tient aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis « Rose Zehner photographiée par Willy Ronis, de la militante à l’icône ». Elle se propose de revenir sur l’histoire d’une grève méconnue et sur le destin d’une image. Tangui Perron est chargé alors de la conception et de l’animation de cet hommage rendu au photographe. Aujourd’hui, il se souvient de sa première rencontre avec cette image : « J’ai été happé très tôt par cette photo à l’âge de 15 ans. Je vivais alors en Bretagne et mon père m’avait appris qu’en fouinant chez les bouquinistes, on pouvait y trouver des perles. C’est comme cela que j’ai mis la main sur une petite monographie consacrée à Willy Ronis. A l’intérieur figurait la photo de Rose. J’ai été littéralement saisi par elle. Depuis, elle ne m’a plus jamais quittée. »
Entourant Jack Ralite, maire d’Aubervilliers, Willy Ronis et Rose Zehner lors du 50e anniversaire du Front populaire © Willy Vainqueur
En 1986, pour fêter les 50 ans du Front populaire, Jack Ralite maire d’Aubervilliers, décide d’organiser un grand hommage et invite, entre autres, Willy Ronis et Rose Zehner. La fête se tient dans une usine désaffectée, décorée par de grands tirages du photographe. Rose arrive dans une Citroën, une Traction Avant, à la grande joie des participants. Lors de cette mémorable journée fut projeté un documentaire sur Citroën Aulnay. « Devant les images et les témoignages des travailleurs d’Aulnay, qui relèvent la tête et se révoltent après plusieurs années d’humiliation (…), les yeux de Rose, assise devant la télé s’embuent et ses lèvres tremblent, écrit Tangui Perron. Durant cette projection, (…) Willy Ronis debout derrière Rose, silencieux et élégant, pose une main sur une de ses épaules. Il a fallu plus de quarante ans pour que le jeune photographe timide, féru de visites au Louvre, esquisse ce geste fraternel vis-à-vis de l’ouvrière de Javel. »
Le poster reproduisant la fameuse photo de Willy Ronis s’est arraché lors de cette journée en 1986.© Willy Vainqueur
Claude Bardavid
– Rose Zehner & Willy Ronis. Naissance d’une image, de Tangui Perron
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