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« Parole donnée » : le Covid en Seine-Saint-Denis au révélateur

Edité avec le soutien du Conseil départemental, cet ouvrage signé par le sociologue Jean-François Laé analyse les résumés de milliers d’appels effectués par des agent·e·s volontaires du Département pendant le premier confinement, ainsi que les courriers d’étudiant·e·s de Paris-8 dans le besoin. Son objectif : souligner la logique d’« aller vers » au cœur de cette démarche et fixer la mémoire de cet événement qui aura secoué la France et plus particulièrement la Seine-Saint-Denis.

De mars à mai 2020, le Conseil départemental de Seine-Saint-Denis a proposé à ses agent·e·s volontaires de participer à des appels téléphoniques solidaires, pour s’enquérir de la santé et rompre l’isolement des publics âgés et fragiles, particulièrement mis à mal par le confinement. 300 appelantes - le féminin est ici de rigueur car une grande majorité étaient des femmes - avaient alors donné de leur temps pour mener à bien cette campagne, rédigeant à chaque fois de brèves notes de synthèse à partir de leurs entretiens pour faire le point sur les différentes situations des appelé·e·s. Ce sont ces 25 000 fiches d’appels que le sociologue Jean-François Laé a parcourues et analysées dans son ouvrage Parole donnée, paru en janvier avec le soutien du Département.
« J’ai fait ce livre pour ne pas oublier, parce que notre force d’oubli est incommensurable, ce qui est à la fois une force et une faiblesse. Oublier, c’est bien pour aller de l’avant, mais il faut aussi garder en mémoire, parce qu’autrement on tourne en rond », témoignait au téléphone le sociologue, professeur à l’université de Paris 8 Saint-Denis depuis 37 ans… C’est dire s’il lui tenait à cœur de réaliser cet ouvrage sur un département particulièrement frappé par la pandémie – la surmortalité y aura été parmi les plus fortes en France lors du premier confinement – et parfois injustement montré du doigt en début de confinement quand ses « premiers de corvée » contribuaient pourtant à faire tourner le pays.
« Ces pages nous parlent de ce moment exceptionnel d’impuissance et d’initiative spontanée, de désocialisation à grande vitesse et de points remarquables de résistance », écrit-il dans son propos d’introduction. Une fragilité et une force qui transparaissent aussi dans les conversations téléphoniques entre agents volontaires et personnes isolées.

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Jean-François Laé

A travers le prisme de ces appels, Parole donnée parvient à nous rappeler quelques faits marquants du confinement en Seine-Saint-Denis : on ne revit malheureusement que trop bien la réaction sociale en chaine qu’ont générée la disparition des petits boulots, la fermeture des cantines, des marchés alimentaires, des bureaux de poste, la suspension des visites des aides à domicile… Mais l’ouvrage nous rappelle aussi la vague de solidarité spontanée qui s’est emparée du territoire en opposition à toutes ces difficultés.
Il met aussi à l’honneur ces 300 appelantes du département qui ont donné de leur temps et de leur énergie dans ces mois critiques, tout en en tirant aussi quelques conclusions pour l’avenir. « Ce que disent ces paroles données, ce sont les mille petits gestes qui ont mis en mouvement des prises en charge, certes partielles, pour briser l’isolement, se parler tout simplement, se plaindre, écrire parfois, se déplacer quelque peu, être visité occasionnellement », peut-on y lire.

Etudiant·e·s vulnérables

A côté de l’analyse de ces 25 000 fiches, un deuxième corpus émerge : celui des lettres d’étudiant·e·s de Paris 8, particulièrement mis·es à mal par les conséquences sociales du Covid et largement invisibilisé·e·s dans un premier temps du fait qu’ils et elles ne faisaient pas partie des vulnérables « sanitaires ». « C’est la première fois de ma vie que je voyais des files d’attente aussi longues d’étudiants qui avaient faim, et c’est terrible », se souvient encore Jean-François Laé qui rappelle qu’à ce moment, le Secours populaire 93 avait doublé le nombre de ses bénéficiaires. « Aujourd’hui, la situation est plus contrastée : un certain nombre d’étudiants sont repartis sur les rails, mais ceux qui ont décroché il y a un an sont toujours « out » aujourd’hui », explique celui qui a repris ses cours en « tout présentiel ».

Documenté et rigoureux dans la matière qu’il décrypte, Parole donnée possède cependant quelques traits qui en font un ouvrage de sociologie atypique : sa langue d’abord, personnelle et parfois poétique, qui ancre certains faits dans la mémoire du lecteur. Son postulat de départ aussi : moins de chiffres, plus de paroles, pour dire la vulnérabilité des précaires de ce territoire. « Je crois plus à l’efficacité de la parole qu’aux chiffres. Un exemple : quand vous dites que 30 % des gens qui auraient droit au RSA en Seine-Saint-Denis n’y ont pas recours, vous n’avez rien dit ou pas l’essentiel. Les lecteurs vont juste penser : « Mais quels crétins ! Ils y ont droit et pourtant ils ne le prennent pas ». Alors que le problème n’est pas du tout là, mais dans la fracture numérique énorme, dans la barrière de la langue, dans la complexité des démarches administratives. C’est tout cela qu’il faut expliquer pour mieux le combattre. Sans quoi les gens en bas de l’échelle sociale vont rester en deçà du droit... », insiste-t-il.
Et d’émettre, humblement, quelques préconisations en guise de conclusion : renforcer les politiques en faveur des aidant·e·s – en remettant par exemple au goût du jour la notion de « soutien de famille » - inviter tous les métiers à mettre en place des procédures d’urgence pour les années futures et surtout généraliser les démarches de l’« aller vers ». « Aller vers les gens pour étendre le vaccin, on l’a fait, et ça porte plutôt ses fruits. Alors pourquoi ne pas prendre ça comme modèle et le faire pour la culture, la lutte contre l’illectronisme ? Il n’y a que comme ça qu’on touchera les gens les plus isolés », martèle ce grand défenseur de l’action publique.

Christophe Lehousse

- Parole donnée, Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie, de Jean-François Laé, éditions Syllepse, 15 euros

Elles ont été ou sont encore appelantes volontaires :

- Marie-Michelle Phojo, agente chargée du suivi de l’insertion professionnelle
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« Ça a contribué à rapprocher l’administration des habitants »
« J’ai fait partie des appelantes volontaires de mars à mai 2020. C’est une expérience qui m’a beaucoup marquée et à laquelle je repense souvent. C’était une très bonne initiative. Je pense qu’on a apporté un peu de chaleur et d’humanité à des personnes, dans une période pas facile. Au téléphone, la majorité étaient en tout cas contentes qu’on les appelle. Un certain nombre d’entre elles avaient des questions au sujet d’allocations qui n’arrivaient pas comme d’habitude, beaucoup aussi avaient tout simplement besoin d’être rassurées. J’en tire un bilan très positif : à moi ça m’a permis de me sentir utile et je pense que ça a aussi contribué à rapprocher l’administration des habitants. »

 Fatima Ghenim, agente à la direction des ressources humaines et actuelle appelante solidaire :
« Bien que le Département ait pérennisé la démarche »
« Je me suis portée volontaire pour des appels solidaires après le premier confinement. Et je le fais encore. Je trouve ça bien que le Département ait décidé de pérenniser cette démarche*. On fait des campagnes d’appels sur différents sujets : la vaccination contre le Covid, des informations sur la carte de transport Améthyste, la prévention des expulsions locatives… Entre deux campagnes, on fait des bilans et on prépare la suivante. Je me sens bien dans ce rôle : on informe des habitants du territoire sur leurs droits et moi, je me sens utile. Je suis rentrée dans ce système via une reconversion, avant je travaillais à l’accueil dans un collège. C’est bien aussi que le Département ait songé à affecter à ces postes des gens en reconversion, j’y trouve un sens. »

* En juillet 2020, après la première campagne d’appels liée à la pandémie, le Département a en effet pris la décision de poursuivre la démarche. Avec un champ plus vaste que le seul Covid : si des campagnes ont porté sur la sensibilisation à la vaccination, d’autres ont eu trait à la prévention des expulsions locatives ou la gestion des factures énergétiques. Une équipe de 4 personnes est actuellement mobilisée pour passer ces appels et orienter les habitants vers les services compétents. Quatre personnes qui font partie de « l’école des transitions professionnelles » du Département : autrement dit des agents en reconversion, que la pénibilité de leur premier travail ou des aspirations d’évolution ont amenées à changer de métier.

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