Objectif Berlin, avec Françoise Huguier
Un goût pour la provocation. Un prix World press photo. Un destin exceptionnel. La photographe Françoise Huguier s’est rendue cette année à Berlin avec des collégiens de Bobigny dans le cadre d’un voyage scolaire Odyssée Jeunes fort en émotions. Interview.
Voyager enfant, qu’est-ce que ça change ?
Ça change tout. Parce que, petit, on fait la connaissance d’autres règles, d’une autre culture, d’une autre langue aussi. Ça stimule la curiosité, ça ouvre l’esprit des enfants. C’est pour cela que ce n’est pas mal ce que fait la Fondation BNP-Paribas. Je pense que pour les collégiens c’est vraiment important. La preuve, ils étaient tous contents.
Et voyager en groupe, qu’est-ce que cela apporte ?
Moi, je ne suis pas trop « voyage en groupe ». Mais là, c’étaient des enfants. Ils étaient 48. Et tous les soirs, ils étaient logés chez l’habitant, ce qui permettait de casser un peu cet effet de groupe. Ce n’était pas mal car cela leur permettait de voir un peu comment les gens vivent en ex-Allemagne de l’Est, dans les logements sociaux.
Bobigny ressemble d’ailleurs un peu à Berlin par certains aspects architecturaux...
Ça ressemble. Tous les immeubles sont modernes car Berlin a été complètement détruite. On leur a expliqué et ils avaient du mal à l’imaginer. Ils l’avaient vu en cours mais se demandaient comment il était possible qu’une ville entière, un pays, soient détruits. C’est l’Histoire. Et ça a été très dur. La réunification ne s’est pas très bien passée. Ça a coûté une fortune à l’Allemagne. Ça n’a pas été facile. Il faut leur dire.
Ils se sont rendu compte des conséquences de la guerre ?
Oui, parce que les profs leur ont expliqué.
Introduire des masques dans les photos avait-il pour but d’insérer de la légèreté, du sourire dans ce voyage ?
Non, pas du tout. C’était davantage pour entrer dans leur univers. Comme ils sont tout le temps sur les jeux, sur leur smartphone, j’ai voulu faire des photos à la manière d’un jeu vidéo. Je pensais qu’ils allaient dire « non » mais c’est leur culture et ils ont marché. Ils en réclamaient même, cela les amusait. Cela m’a permis de leur dire qu’en voyage, je fais comme eux, j’achète des trucs un peu improbables et cela me rappelle des souvenirs.
Leur avez-vous donné des conseils ?
Je leur ai conseillé d’écrire un peu tous les soirs pour décrire leur journée : « Vous vous mettez à plusieurs et vous écrivez. C’est important d’écrire quand on est en voyage parce que sinon vous allez oublier tout ce que vous avez fait. » Moi, tous les soirs, j’écris pour me souvenir du voyage.
Est-ce que le voyage, cela peut être la fuite ?
Non, pas du tout. C’est d’abord la connaissance d’une autre culture. Ça, c’est vraiment important. C’est une ouverture intellectuelle, philosophique, littéraire, c’est aussi une confrontation. Et le voyage, c’est également se retrouver. On n’est là que pour cela, pour ce voyage. On n’a ni les problèmes du métier, ni ceux de la classe. Les élèves avaient le même sentiment que moi. Je pense que pour les profs, c’était pareil aussi.
Donc pour vous, le voyage, c’est l’Autre ?
Et bien oui, automatiquement. L’autre, c’est une culture, c’est une éducation, c’est différent. J’aime bien les différences. Je vais vous raconter une anecdote de ce voyage à Berlin. J’étais sur le quai de la gare. J’attendais les collégiens et les professeurs. Et je faisais des photos. Il y a un type qui vient me dire en anglais : « Vous savez que vous n’avez pas le droit de prendre les gens. Ici c’est dans la Constitution. » Et je lui réponds : « C’est vrai, en France on n’a pas de Constitution... » Et bien, il n’a pas compris l’humour. Il y a un fossé culturel.
Est-ce que le voyage pour vous, c’est l’inconnu ?
Pour moi, personnellement, ce n’est jamais l’inconnu parce que je prépare énormément. Je bouquine. Je vois des films. Par exemple, de Dakar à Djibouti, pour ce voyage sur les traces de Leiris*, j’ai beaucoup lu sur le Mali, le Nigéria.
Vous savez tout sur tout en arrivant ?
Non, je ne sais pas tout sur tout. Quand j’arrive, j’ai des oreilles. A Séoul, mon dernier gros voyage, j’avais énormément travaillé sur « l’apprentissage de la mort ». Une fois sur place, j’ai découvert des boutiques qui vendaient des costumes incroyables, très élégants. Des vêtements portés dans des espaces du type « thé dansant » où vont les vieux retraités de 70 à 90 ans. J’y suis allée pour faire des photos mais ça ne se fait pas comme ça. Pour faire un premier portrait, j’ai attendu trois semaines, en y allant tous les jours. Je suis opiniâtre. Un jour, un danseur est venu vers moi et m’a dit : « Vous pouvez me prendre en photo. Je viens tous les jours. Je me change tous les jours. Et je vais en parler aux autres danseurs pour que vous puissiez les prendre en photo. » Il y a une manière de faire...
Vous ne volez pas de photos, alors ?
Non. Moi, mon grand truc, c’est d’aller dans les familles. En Asie, ce n’est pas évident car les personnes reçoivent toujours à l’extérieur et jamais chez elles. Par chance, le directeur du musée de Séoul m’a mise en relation avec une association dans un quartier qui allait être détruit. Et il m’a trouvé 25 familles. J’y allais le weekend car c’est le seul moment pour avoir toute la famille. En semaine, les pères ne sont pas là. Ils travaillent, dînent avec leurs amis et rentrent le soir, saouls, en général. Comme au Japon. Il n’y a que le weekend qu’ils passent en famille.
L’intimité, c’est toujours l’inconnu ?
Oui, j’adore ça. En plus j’ai l’œil. Je vais chez les gens, je vais partout mais je ne fais pas les photos tout de suite. Les gens me racontent leur vie. Moi, je raconte la mienne. On parle et, à un moment, je demande à aller aux toilettes. Je vais vous avouer pourquoi. C’est mon grand secret. Vous savez qu’il y a toujours des journaux dans les toilettes, des photos. En y allant, je sais ce que lisent les gens. Et puis je leur demande qui est le petit garçon qui est en photo. Et là, tout sourire, je peux faire des photos des gens... sous la douche... dans le lit... je peux tout faire.
Et en Seine-Saint-Denis, avez-vous aussi photographié des familles dans leur intimité ?
Oui, le Grand Paris m’a donné carte blanche et j’ai proposé de photographier les familles autour des 68 futures gares. Pendant trois ans, j’ai photographié 30 familles. A Clichy-sous-Bois ou à Montfermeil, j’annonçais la nouvelle de l’arrivée des gares là où il n’y avait rien du tout. Je passais en général la journée, le weekend, parce qu’il y a les enfants. A Bobigny, il y a 4 ans, j’ai photographié une vieille dame qui habitait en logement social. Cela a donné lieu à une exposition au Mac Val, à Boulogne à la médiathèque, à Pantin aux Magasins généraux au moment du Mois de la photo il y a deux ans.
Propos recueillis par Isabelle Lopez
*Michel Leiris 1901-1990, poète et surtout ethnologue et critique d’art français.
Le dispositif Odyssée Jeunes, né d’un partenariat entre le Département et la Fondation BNP Paribas, fête cette année ses 10 ans. Grâce à ces subventions, 50 000 collégiens de Seine-Saint-Denis ont pu partir dans le cadre de voyages pédagogiques. Pour l’Europe (74% des 1200 voyages effectués) et parfois au-delà. Une ouverture à l’autre et au monde que beaucoup de ces chanceux ne sont pas près d’oublier.
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