La vie covidienne selon Daniel Conrod
Lorsqu’il a conçu le projet de sa résidence "Ecrivain en Seine-Saint-Denis" au sein de la bibliothèque Elsa Triolet, à Bobigny, en 2018, Daniel Conrod ne pouvait se douter qu’une pandémie mondiale allait tout bouleverser. Si le Covid a obligé l’auteur à réenvisager l’ensemble des moments qu’il avait prévu d’animer, il s’est aussi montré fertile, en donnant une substance nouvelle à sa production artistique.
« L’Iliade est un poème en vingt-quatre chants, dont le premier raconte une armée, aux portes de Troie, attendant d’en faire tomber les murailles, et atteinte par une pandémie. Le dernier chant traite de la manière dont un vieux roi Troyen vient récupérer son fils Hector dans la tente d’Achille, et donc de la manière dont on prend soin des morts », relève Daniel Conrod. La résidence de l’écrivain, intitulée « Ce qui fait de nous des humains », avait pour fil rouge, et dès sa conception il y a deux ans, l’Iliade, texte qu’il avait déjà travaillé avec un atelier de théâtre pour les jeunes à la MC 93, à Bobigny. Mais il ne s’attendait pas à ce que l’actualité entre dans une telle résonance avec le texte antique qu’il avait choisi d’affronter.
Un fleuve de mots
D’abord, le Covid a empêché le bon déroulement de la résidence. Retardée, elle a commencé en février 2021, plutôt qu’en octobre 2020. Adieu, les soirées de lancement, les cartes blanches, les lectures chez les gens, les projections de cinéma ou les happenings devant la Bibliothèque Elsa Triolet, lieu partenaire du dispositif. Quel sens pourrait bien avoir le déroulement d’une résidence dans une bibliothèque désertée par ceux qui la font vivre ? Il a donc fallu remodeler la forme qu’allait prendre ce cheminement. Et plutôt qu’une résidence en « mode dégradé », le covid l’a fait muter.
Ainsi, le 1er avril, dans le cadre du festival « Hors-limites », plutôt qu’une lecture publique faisant alterner des extraits de l’Iliade originelle par un comédien, et d’autres de l’œuvre d’Homère revue et modifiée par notre homme, Daniel Conrod a proposé la lecture d’un texte intitulé « La vie Covidienne ». Pendant trois quarts d’heure, un déluge de mots scandés tel un Claude Nougaro ou un Raymond Devos tente de saisir ce que nous sommes en train de vivre. Daniel Conrod emprunte d’abord à l’anthropologue Anna Tsing l’idée selon laquelle nous devrions désormais apprendre à exister sur les ruines du capitalisme, puis évoque la manière dont le virus nous a menés à l’abandon de nos libertés les plus fondamentales, dont il a recomposé nos liens affectifs avec nos amis. L’écrivain passe du plus terre à terre- la manière dont les objets domestiques ont pris, avec le confinement, une importance nouvelle, celle dont il dialogue avec ses tartines pendant son petit déjeuner, et pourquoi pas leur donner, comme aux animaux, un statut de compagnons ?- à des considérations plus globales, sur l’effondrement de nos systèmes, de la planète sur lesquels ils ont éclos et perduré. Revient sur les comparaisons possibles entre notre situation et celle des fantassins de l’Illade, « en guerre de position, plus que de mouvement », leurs ennemis, leurs chefs et leur hybris (démesure, en grec). Ce triste constat brossé, que faire ? Le poète évoque une « académie des liens humains », composée au hasard de ses proches, réunis pour examiner ce que le covid leur fait, aux liens, et peut-être, en créer d’autres... « N’est-ce pas cela, le rôle d’un écrivain ? Que de se saisir des questions du temps présent pour en faire une forme attrayante, utile, et qui rende compte de ce que toutes sortes de gens très différents vivent, mais ne disent pas ? », commente l’auteur de l’œuvre. Qui ne compte pas en rester là : « Ce texte est un début de quelque chose, je vais le prolonger, l’amplifier, essayer d’en faire quelque chose de plus long, un fleuve, une Iliade, que je pourrais présenter au travers d’une performance qui pourrait être épuisante », propose-t-il.
"Réarmement artistique"
Cette restitution n’est pas la seule que le virus a fait muter. La situation a fait des ateliers des souffles repris, dans cette période que l’on vit comme en apnée. Un premier workshop a eu lieu pendant les deux semaines des vacances de février, réunissant huit enfants de 7 à 11 ans pour travailler avec la plasticienne Barbara D’Antuono sur une fresque textile représentant l’Iliade. « On alternait lectures à voix haute et travail manuel de découpage de papier, de dessin sur tissu. Malika, membre d’une association, est venue coudre à la machine les personnages sur la toile. On a placé la mer, une ville, Agamemnon... Il s’agissait d’un acte pour la beauté du geste, pour dire, on s’en fout, nous on vit ! », explique Daniel Conrod, qui compte bien proposer à d’autres Balbyniens de poursuivre la fresque, pour arriver à un triptyque de 9 mètres de long.
Le tour des adultes est venu à la mi-mars. L’atelier de lecture et d’écriture, « de réarmement artistique » selon les mots de Daniel Conrod, brode autour du motif des lamentations, une forme poétique inventée par la civilisation sumérienne 3000 ans avant notre ère, pour exprimer la désolation devant la destruction de villes. Les participantes devaient ainsi aborder au travers de textes ce qui avait été le plus pénible pour elles pendant le Covid. « J’avais été très sensible au premier roman que Daniel Conrod avait écrit sur Bobigny, « On ne répare pas le monde », sur les travailleurs sociaux. Je me suis donc inscrite à l’atelier de lecture. Daniel nous a d’abord lu un texte un peu apocalyptique. Puis il nous a proposé d’écrire sur le Covid », raconte Mariam Diop, l’une des participantes à l’atelier. Elle choisit d’écrire sur la souffrance engendrée par l’impossibilité d’enterrer les morts là où ils le souhaitaient, et sur le non respect de leurs ultimes volontés. « Beaucoup de textes avaient rapport avec la perte », témoigne Daniel Conrod. Mais Mariam se souvient surtout de l’ambiance de partage autour de texte, du bonheur qu’elle a eu à participer à une activité collective au bout d’un an, du moment suspendu que cela a pu créer. Là encore, l’idée de poursuivre le travail entamé, pour que cela devienne un véritable choeur de femmes, une véritable lamentation, fait son chemin.
Microscope
La résidence de Daniel Conrod prenait ses racines dans une première collaboration avec la MC 93 dirigée par Hortense Archambault, et devait connaître un point d’orgue au moment du montage d’un spectacle sur l’Iliade, pour la saison 2021-2022. En venant percuter la démarche artistique de l’écrivain, le Covid l’a obligé à la reconsidérer, mais a aussi constitué un nouveau matériau de réflexion. « Les vieux oripeaux n’étaient plus pertinents, il fallait faire autre chose. Le Covid n’a pas que des mauvais côtés, c’est aussi un microscope pour observer les choses qui étaient déjà là avant, mais qui n’étaient pas ainsi reliées les unes aux autres. Il permet de donner des contours plus nets », estime le poète, qui cherche déjà comment accueillir les poursuites des dynamiques nouvelles auxquelles le virus a donné naissance.
Durant un an, des écrivains, des écrivaines, des illustrateurs et des illustratrices s’immergent en bibliothèques, entreprises, théâtres, lieux patrimoniaux, rencontrent les usagers des lieux, et nourrissent leur travail de création. Ce format de résidences proposés par le Conseil départemental fait ainsi entrer en résonance une sensibilité et celle des habitants du Département. Cette année passablement chahutée par le Covid n’a pas empêché le poète Jean d’Amérique d’évoquer la figure d’une résistante haïtienne dans sa résidence à la Ferme Godier, Catherine Froment de travailler sur le corps à travers les gisants de la Basilique de Saint-Denis ou encore l’auteur de BD franc-japonais Isao Moutte de présenter son oeuvre à la médiathèque de Bagnolet.
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