Clap de fin pour la Fête de l’Huma en Seine-Saint-Denis
Après un demi-siècle passé à La Courneuve, la Fête de L’Humanité quitte le département pour être organisée l’année prochaine en Essonne. L’occasion pour Seine-Saint-Denis le mag d’évoquer une dernière fois avec militants et participants l’esprit de la Fête et de convoquer des souvenirs empreints de nostalgie.
« La Fête de l’Huma qui n’a plus lieu en Seine-Saint-Denis, c’est plus tout à fait la fête de l’Huma... » Voilà c’est dit. Malgré son sourire et sa facilité à aller vers les gens, Warda éprouve en ce samedi soir un petit pincement au coeur. Heureusement que le petit vin blanc du stand du 19e arrondissement est là pour lui remonter le moral.
Pour cette jeune femme de 37 ans, originaire d’une cité d’Epinay-sur-Seine, « cette Fête, c’est un peu toute mon adolescence. » « Ca doit être la 12e fois que je viens. La première fois, j’avais 15 ans et on était venues avec une amie sans que les parents le sachent… Pour moi, cette Fête, c’est aussi le moyen pour les jeunes des quartiers de découvrir des groupes, d’avoir accès à une vraie culture populaire au sens noble du terme. J’ai un peu peur que ça se perde avec l’exil en Essonne... »
Ce week-end des 11-12 septembre, il planait sur la Fête de l’Huma comme un parfum contradictoire : des effluves de renouveau avec le retour de la manifestation après l’année blanche due au Covid, et en même temps un air à la Jean-Louis Aubert de « voilà c’est fini » avec le déménagement programmé en Essonne, sur l’ancienne base aérienne de Brétigny à partir de 2022.
Après 50 ans de bons et loyaux services à La Courneuve, le rassemblement politique et festif organisé par le journal communiste quitte en effet le 93. L’Aire des Vents, espace contigu au parc Georges-Valbon sur lequel elle se tenait depuis 1999, s’apprête en effet à accueillir le village des médias pour les Jeux olympiques et paralympiques de 2024, organisés en bonne partie en Seine-Saint-Denis. Prévues pour héberger 2000 journalistes, ces habitations doivent surtout être reconverties ensuite en ensemble résidentiel, avec 1300 logements dont 20 % de logement social.
Claude et Nathalie, habitants de Saint-Denis
Un gros regret pour certains, une évolution compréhensible pour d’autres. Nathalie et Claude, couple de participants « historiques » rencontré devant l’Agora de l’Humanité incarne bien ces sentiments mélangés. Pour Claude, qui aura connu sa première Fête « en 1967 - à l’époque c’était encore à Vincennes - ce départ est étrange, signe de temps où ça ne tourne pas rond ». Encore plus pionnière que son photographe de mari, Nathalie, qui n’a elle rien loupé depuis 1958, est du genre à voir le verre à moitié plein : « Evidemment que pour nous qui vivons à Saint-Denis, c’est une page qui se tourne. Pour moi, la Fête de l’Huma, c’est des souvenirs de banlieue rouge. Mais bon, pourquoi ne pas aller en Essonne : il faut simplement se dire que c’est un nouveau chapitre… », explique cette ancienne iconographe dans le milieu de l’édition. Eux qui sortent tout juste d’une présentation « passionnante sur l’Afghanistan » voient avant tout la Fête comme un « lieu de « débats politiques et culturels intenses, l’un des rares de cette ampleur en France ». « La Fête, c’est une fenêtre sur le monde comme on en trouve nulle part ailleurs », ponctue Nathalie.
Ibrahim et Khalid
La preuve dans les minutes qui suivent, avec ce groupe de Soudanais vivant en Europe, rencontré sur la pelouse de l’Aire des Vents. « C’est un endroit incroyable, avec une belle énergie et tellement cosmopolite. J’ai vu le drapeau cubain, palestinien et même soudanais ! », s’enthousiasme Khalid, natif du sud de Khartoum, en France depuis 2 ans et qui découvre l’événement.
On continue notre périple dans les allées. Rue de la république socialiste, humaine et libre, le curry du restaurant tamoul, 6 euros, invite au voyage, tandis que de l’autre côté le pavillon de Cuba allie salsa et messages politiques : « stop au blocus ». Un peu plus loin, le stand du Secours populaire incite à « mondialiser la solidarité » en ces temps de crise sociale liée au Covid qui a encore accru les inégalités. Pendant que Fabien Roussel, secrétaire général du PCF et candidat à la prochaine élection présidentielle commence à ferrailler avec la présidente de Région Valérie Pécresse (droite), les « Psychotic Monks » crachent leur décibels hallucinés sur la scène Joséphine-Baker de l’autre côté de la place.
Nouvel arrêt devant le stand de la section PCF de Bobigny-Noisy le Sec, proximité oblige. On y croise une famille sympathique qui fait aussi rimer la manifestation avec transmission. Laurence et Nicolas, la quarantaine, sont venus avec leur petit garçon, Bastien, 6 ans. « Pour nous, la Fête, c’est surtout synonyme de convivialité, de découverte du monde et d’échanges. Et ça fait évidemment partie de ce qu’on veut faire passer à notre fils », explique ce couple, établi à Noisy-le-Sec depuis 2002 et devenu depuis des férus du festival. Nicolas évoque avec émotion un concert d’Iggy Pop en 2008, là où Laurence pleure encore un concert de Joan Baez, loupé pour cause de pluie battante. « Ca fait un peu bizarre de se dire que l’année prochaine, ce sera en Essonne. Je ne sais pas si on ira du coup. S’il y a bien un département populaire, qui transmet son esprit à la Fête, c’est la Seine-Saint-Denis…. »
IAM à la Fête de l’Huma, samedi 11 septembre
Juste le temps de passer goûter au Tergui, breuvage au curaçao à la recette tenue secrète, qui fait fureur au stand de Bobigny, et on est pris dans le flot des spectateurs se rendant au grand concert du soir : IAM. Impressions de fraternité dans une foule plus vue depuis longtemps, frissons au moment où les quatre rappeurs marseillais reprennent « Petit frère ». Le mythique groupe phocéen aura fait rebattre la plaine de la grande scène comme aux plus belles heures. « En 1991 déjà, on était là, se souvenait au micro Akhenaton, dans des survêtements un peu multicolores, il faut bien le dire ». Alors, c’est vrai, on a du mal à s’imaginer la Fête de l’Huma ailleurs que dans ce département-monde où son coeur palpite depuis 50 ans. Mais après tout, « demain c’est loin », comme le chante IAM.
Christophe Lehousse
Photos : ©Nicolas Moulard
Valère Staraselski : « La Fête de l’Huma, une oasis dans un monde sans pitié »
Militant communiste, Valère Staraselski n’a pratiquement pas loupé une édition de la Fête de l’Huma depuis ses 16 ans. Auteur de l’ouvrage de référence, « La Fête de l’Huma : 80 ans de solidarité », cet écrivain revient sur l’histoire intime que cet événement hors norme a nouée avec la Seine-Saint-Denis.
Voilà 50 ans que la Fête de l’Humanité se tient à La Courneuve/Dugny, d’abord au parc Georges-Valbon puis à l’Aire des Vents. Si en 1971, la Fête s’implante là-bas, c’est parce que la Seine-Saint-Denis incarne à l’époque la banlieue rouge ?
Oui. De 1960 à 1965, la Fête aura fait un premier passage à La Courneuve, au parc des sports. Elle y revient en 1971 parce que ces municipalités sont communistes et ensuite parce qu’il y a de la place. Le parc Georges-Valbon, nouvellement créé, est le plus vaste espace que la fête ait jamais eu à sa disposition. Pour moi, on peut distinguer trois grandes périodes dans ces 50 ans où la Fête se sera tenue à La Courneuve : de 1971 à 1989, césure majeure qui marque l’effondrement de l’URSS. Durant cette période, la Fête prend de la force, avec des artistes et des personnalités invités du monde entier : les Who, Joan Baez, Johnny Clegg… De 90 jusqu’à l’aube des années 2000, la Fête se veut un pot de résistance à la mondialisation capitaliste. Et depuis 2000 jusqu’aujourd’hui, c’est un lieu où on essaie de construire un rassemblement de gauche populaire et actif…
Comment peut-on expliquer le succès et la longévité de cet événement ?
Trois raisons à mes yeux. D’abord, c’est un lieu de démocratie : on y débat des sujets les plus variés, avec les points de vue les plus divers, à l’exception de l’extrême droite. C’est en particulier un endroit où les couches populaires se saisissent de la parole. Ensuite, c’est un lieu de bouillonnement culturel intense et accessible à tous. Le village du Livre accueille des tonnes d’auteurs, on y a vu des ballets de Béjart ou des expos de Picasso, certains des plus grands artistes s’y produisent, pour un tarif d’entrée accessible. Enfin, c’est un lieu politique, pas tellement au sens politicien du terme, mais de la chose publique. Chacun peut s’y saisir de politique pour essayer de construire un monde meilleur, c’est une communauté éphémère de trois jours qui transcende tous les communautarismes.
Comment vivez-vous le fait que la Fête de l’Humanité quitte la Seine-Saint-Denis ? Aura-t-elle encore la même saveur ?
C’est sûr que pour quelqu’un comme moi, qui a vécu la Fête de l’Humanité tant de fois à cet endroit et qui en plus a vécu 20 ans à Romainville, c’est un petit pincement au coeur. Mais en même temps il faut accepter, c’est une page qui se tourne, et il nous en reste d’autres belles à écrire. Une chose en revanche ne changera pas, c’est cette impression qu’on ressent quand on rentre dans cette fête : il y a une espèce d’immédiateté, de proximité avec l’autre. C’est une oasis dans un monde sans pitié, où chacun vaut un. Et ça, j’espère bien que ça perdurera.
Valère Staraselski est notamment l’auteur du « Parlement des Cigognes », Prix de la Licra 2018
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