Alexandre Bloch : "Qu’on sente le feu dans la voix"
Alexandre Bloch a dirigé son orchestre national de Lille et le chœur de l’orchestre de Paris dans le Stabat Mater de Poulenc, jeudi 23 juin lors du Festival de Saint-Denis. Deux jours avant le concert, il nous a livré des clefs sur cette œuvre magistrale et ses axes de direction.
Le Stabat Mater est un poème médiéval de soixante vers qui raconte la douleur de Marie devant l’agonie de son fils, Jésus, sur la croix. Cette année, le Festival proposait trois concerts, trois versions : celles de Pergolèse, Rossini et Poulenc. Alexandre Bloch nous éclaire sur la version de Poulenc.
Qu’est-ce qui distingue le Stabat Mater de Poulenc ?
Il est singulier. Le texte du Stabat Mater exprime l’empathie avec la douleur de Marie, la mère de Jésus-Christ qui voit son fils mourir sur la croix. Et chez Poulenc, cette empathie est traitée différemment car j’ai l’impression que le compositeur s’est autorisé à nous livrer sa philosophie de vie : on n’est jamais complètement triste, il y a toujours une lueur, un espoir. Et dans la tristesse un peu de joie, comme dans la joie une part de tristesse. Il y a évidemment un climat de plainte, de souffrance, mais il y a aussi deux mouvements qui sont au contraire très sereins, malgré le malheur exprimé par le texte.
Qu’est-ce qui motive cette dualité chez Poulenc ?
Cela repose sur deux fondamentaux dans sa vie, l’éducation de la part du père et l’éducation de la mère. D’un côté quelque chose de très sérieux, étudié, qu’on retrouve dans le Stabat Mater et qu’on retrouvera dans le Dialogue des carmélites, et quelque chose de beaucoup plus drôle, fantasque, moqueur parfois qu’on retrouve à la même époque du Stabat mater avec Les Mamelles de Tirésias (ndlr. opéra bouffe, avec un livret d’Apollinaire) … Et ces deux pans de sa vie sont toujours présents, l’un ne va jamais sans l’autre. Ce sont deux aspects d’une psychologie finalement !
Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez écouté le Stabat Mater de Poulenc, et quelle a été votre réaction alors ?
A chaque fois que j’écoute ou que je me mets dans l’univers de Poulenc, il y a toujours deux temps. La première écoute me confirme bien qu’on est dans l’univers de Poulenc parce qu’on reconnaîtrait cet univers harmonique parmi mille autres. Au bout de deux accords, on sait que c’est du Poulenc. Et la deuxième écoute où je me mets dans les partitions, dans mes notes, dans le détail de ses harmonies, ses accords… Et plus je fouille et plus je me dis que c’était un génie car c’est un compositeur qui a inventé un langage, sans rien inventer des composants du langage ! Toutes les notes qu’il utilise, toutes les fonctions des notes sont déjà connues et utilisés par d’autres compositeurs auparavant, mais la manière dont il les utilise, ou peut-être le contexte dans lequel il les utilise, ou bien la brutalité avec laquelle il les utilise dans tel ou tel enchainement, font que ça devient du Poulenc.
L’alphabet existait déjà mais à partir de cet alphabet il a créé sa propre langue, c’est ça ?
Oui, une langue qu’on reconnaît sans même forcément la comprendre. Les gens qui ont déjà écouté du Poulenc, sans être des professionnels de la musique, s’ils en réentendent disent « Oh j’ai déjà entendu ça, j’ai l’impression que c’est du Poulenc ! »
Qu’est-ce qui distingue votre version de cette œuvre ?
Il y a l’interprétation qu’on voudrait donner d’une manière idéale, et l’interprétation pour qui et où on va la donner. Et là en l’occurrence on donne deux concerts. Un au Nouveau Siècle (ndlr. salle de concert habituelle de l’orchestre national de Lille, à l’acoustique résolument moderne), et un concert à la basilique de Saint-Denis. Deux acoustiques très différentes. Cela a été un des grands paramètres dans mes choix artistiques de savoir comment faire pour avoir les contours du texte et la prosodie clairement énoncée dans une acoustique qui résonne tellement, comme c’est le cas dans la basilique. Il est très important que le public entende ce que l’on raconte.
Ensuite, mon interprétation poursuit le travail que je fais en profondeur avec l’orchestre national de Lille. C’est le soin du discours et de la clarté du discours, la clarté de l’orchestration, des équilibres sonores entre les groupes d’instruments, entre l’orchestre et le chœur et particulièrement au niveau de l’harmonie. C’est quelque chose qui m’a beaucoup poursuivi, peut-être parce que j’ai fait des études d’harmonie et qui me sert particulièrement dans des œuvres telles que ce Stabat Mater de Poulenc. Car là, si on ne se penche pas carrément sur l’harmonie, on passe à côté de quelque chose ! Donc, le propos c’est comment mettre en hiérarchie les différentes notes qui sont assez complexes dans Poulenc, pour que ça sonne, que ça sonne Poulenc évidemment, et qu’on comprenne où va le discours musical.
Comment le travaillez-vous ?
Nous avons tout d’abord travaillé lundi avec l’orchestre, mardi après-midi avec le chœur. En s’appliquant à donner leur caractère aux douze mouvements qui sont chacun différents. Il est important lorsque le texte parle de brûler (Fais que brûle mon cœur dans l’amour du Christ mon Dieu) qu’on sente le feu dans la voix, lorsque c’est intimidé et presque craintif que cela se ressente dans la voix des chanteurs. Ensuite lors de la dernière répétition, il faut provoquer la rencontre entre le chœur et l’orchestre, trouver une couleur chœur/orchestre.
Le chœur a une place centrale dans cette œuvre…
Oui, c’est une pièce pour chœur où l’orchestre vient rajouter des couleurs ! On pourrait presque avoir un chœur qui chante a cappella, ça se tiendrait très bien ! Évidemment, l’orchestre amène des couleurs, la soprano solo aussi lorsqu’elle chante dans les mouvements 10 et 12, mais c’est une pièce qui est vraiment centrée sur le chœur. A l’image du Stabat Mater de Pergolese, on a deux mouvements qui sont quasi a cappella.
Comment faites-vous concrètement pour adapter votre direction à l’acoustique du Nouveau Siècle et celle de la Basilique ?
J’ai la chance de travailler avec l’orchestre national de Lille qui est très itinérant. Cette année, il donne entre trente et quarante concerts en région. Il doit s’adapter à des nouvelles salles chaque jour, avec parfois le temps d’un raccord (ndlr. répétition dans la salle pour juger de l’acoustique) mais parfois non ! Et l’orchestre a vraiment l’habitude de s’adapter car on joue parfois dans des salles à l’acoustique très sèche, des salles des fêtes, des gymnases, des cathédrales… C’est une des grandes forces de l’orchestre et moi, depuis six ans que je suis à sa tête, j’ai appris à avoir une bonne communication avec l’orchestre pour pouvoir ajuster tout de suite. Là, nous avons la chance d’avoir un raccord, c’est parfait !
L’an dernier vous étiez déjà venu au Festival de Saint-Denis, est-ce un bon souvenir ?
Nous y avions joué la 5e symphonie de Mahler et cela nous a ouvert pas mal de possibilités. Cette pièce demandait beaucoup de rigueur et de virtuosité de la part de tous les musiciens, individuellement et en termes de groupe. Je suis heureux de continuer cela depuis avec d’autres pièces du répertoire et avec d’autres cycles qui vont s’annoncer bientôt.
Les relations entre le festival de Saint-Denis existent de longe date. Comment les qualifieriez-vous et pensez-vous vous apporter mutuellement ?
D’abord pour nous c’est toujours un bonheur de venir dans ce grand festival, c’est important d’être présent dans un festival qui rassemble autant d’orchestres de prestige. Nous sentons cette reconnaissance de la part de Saint-Denis qui nous permet de défendre de gros pavés du répertoire : la 5e de Mahler, aujourd’hui le Stabat Mater de Poulenc… Je pense aussi que c’est une richesse pour le Festival de montrer au public de Seine-Saint-Denis la diversité des orchestres de France, d’Europe.
Y a-t-il une œuvre que vous aimeriez diriger dans la basilique Saint-Denis ?
C’est une bonne question… Je n’y ai pas pensé. Le fait de diriger une œuvre avec chœur me touche beaucoup car ce n’est pas quelque chose que j’ai beaucoup fait. Et je pense que lorsque j’aurais apprivoisé cette acoustique de la basilique avec le chœur de l’Orchestre de Paris dans deux jours, je serai en mesure de vous dire ce que je souhaiterais faire !
Photo : Marco Borggreve
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