A Saint-Denis, la police fait un pas vers les femmes victimes de violences
Depuis 2019, la Maison des femmes de Saint-Denis offre la possibilité aux femmes victimes de violences de porter plainte dans ses locaux plutôt qu’au commissariat. Malgré des relations plus tendues que jamais entre l’institution et celles qui défendent les droits des femmes au niveau national, à Saint-Denis, les deux entités se battent pour travailler ensemble au service des femmes victimes de violences, et semblent y parvenir. Reportage.
Trois grands gaillards tout de marine vêtus partagent un café en riant dans la salle de repos de la Maison des Femmes de Saint-Denis, ce 16 février à 15 heures. Ghada Hatem, gynécologue, fondatrice et médecin cheffe de la maison, se renseigne dans les couloirs auprès de Clara Troalen, la commissaire de Saint-Denis : « Dites-moi, qui sont ces gars, ce sont des flics ? », interroge la grande prêtresse de ces lieux. Positif. Naji et son binôme sont venus saluer leur collègue Ahmed, qui assure ce mercredi la permanence hebdomadaire à la Maison des Femmes. une fois tout ce petit monde réuni autour de la table dans la salle de repos, Ghada Hatem prend la parole : « Après Mediapart, pas besoin de vous faire un dessin sur le pourquoi de la nécessité d’un environnement bienveillant pour porter plainte contre les violences ». La veille, le journal avait produit un enregistrement dans lequel on entendait un officier de police qualifier de « grosse pute » une femme dont il venait de prendre la plainte pour agression sexuelle. L’ambiance se refroidit un peu.
Mauvais accueil des femmes victimes au commissariat : l’exception ou la règle ?
Depuis le début de l’année, les révélations sur les défaillances de l’institution policière vis-à-vis des femmes victimes de violences conjugales et sexuelles s’enchaînent. En mars 2021, le collectif #NousToutes réalise un sondage auprès de 3500 personnes. Parmi elles, 66% font état de mauvaise prise en charge. 30% des 97% de répondantes dénonce des comportements sexistes, des moqueries ou des discriminations. 26% pointent une solidarité du policier avec la personne mise en cause. En septembre, le hashtag #Doublepeine donne lieu à une première salve de témoignages sur les réseaux sociaux quant à l’accueil problématique réservé aux plaignantes pour violences sexuelles. De nombreux articles de presse ont relayé depuis des témoignages similaires. Enfin, une enquête sur l’accueil fait aux femmes victimes de violences a été commandé par la préfecture, réalisé dans trois commissariats de la région parisienne. Il a fallu que la presse s’en mêle pour qu’elle se résolve à rendre public le rapport qui en était le fruit.
Cette petite entrée en matière n’a donc pas particulièrement encouragé une parole libérée côté police. « Chaque mauvais exemple est un exemple de trop. Ni fréquents, ni généralisés, ils sont souvent tirés de leur contextes. C’est inadmissible, mais ce n’est pas une ambiance générale. Et cela génère le désespoir des collègues, qui traitent de dizaines de dossiers de violences conjugales. Ces exemples nous obligent à être investis, à travailler sur la formation. Mais ils démontrent pas que l’institution policière faillit », plaide d’emblée la commissaire Troalen.
La police derrière la porte d’à côté
Une fois ce débat épuisé, la commissaire entre dans le vif du sujet : le dispositif dont elle est responsable. Depuis mai 2019, une fois par semaine, un policier du second district de la division territoriale du 93, qui rassemble les villes de Plaine Commune1, tient une permanence à la Maison des Femmes, un centre hospitalier d’aide et d’accompagnement des femmes victimes de violences, lié à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis. L’idée est née d’échanges entre la MDF et le commissaire principal de Saint-Denis de l’époque, qui se sont inspirés d’un dispositif qui existait déjà Bruxelles. La trentaine de volontaires pour tenir cette permanence bénéficient d’une formation spécifique de leur institution et des professionnelles de la MDF. Ce sont ensuite les soignantes qui prennent les rendez-vous des femmes victimes avec le ou la policière de permanence.
« La plainte est meilleure lorsqu’elle est prise dans ces conditions. Les femmes se sentent en confiance, elles bénéficient d’une prise en charge, d’une préparation », expose Ghada Hatem. Ahmed, qui travaille habituellement à la brigade de protection des familles et des mineurs du commissariat de Saint-Ouen, est volontaire à la MDF une fois tous les deux mois. « Les violences conjugales sont une cause qui me touche », dit-il simplement. En début d’après-midi, il a passé une heure à parlementer avec une femme victimes de violences, qui ne voulait pas porter plainte. « Pour l’instant, je n’ai pas réussi à la convaincre, mais je lui ai donné rendez-vous demain au commissariat. Le fait qu’elle me connaisse, que nous ayons eu un échange, est fondamental : elle sera plus rassurée et passera peut-être le cap. Le dispositif permet d’assurer une continuité », déroule-t-il. « La dimension très difficile, c’est l’aspect psychologique. Ici, on travaille parfois des semaines pour convaincre les femmes de porter plainte, et c’est bien que la police soit derrière la porte d’à côté lorsqu’elle se décident à franchir ce pas. Mais ce qui fait la force de ce dispositif, c’est l’équipe qu’il y a ici », poursuit Clara Troalen. Une équipe composée de médecins, d’assistantes sociales, de psychologues, d’assistants de justice... « Leur reconstruction physique et psychologique peut passer par la justice, dont il faut parfois déconstruire l’image », ajoute Ghada Hatem.
Différence physique, différence symbolique
La seule différence entre leur travail au commissariat, et leur travail à la Maison des Femmes, assurent les policiers, c’est l’environnement. « C’est vrai que les commissariats manquent de confidentialité. Que lorsqu’elles viennent, les femmes doivent parfois raconter leurs histoires à plusieurs officiers différents pour être aiguillées- même si cela aussi, c’est en train de changer. Que les agents peuvent être dérangés par les téléphones qui sonnent, les autres personnes entendues à côté, ou en cellule », énumère l’officier de Saint-Ouen. « A la Maison des Femmes, on est dans un bureau, au calme, elles sont seules, et la parole se libère beaucoup mieux. On les laisse souffler : j’ai même demandé au Dr Hatem d’espacer les prises de plaintes, pour leur laisser plus de temps. Ici, on fait du qualitatif », poursuit-il. « Il y a un problème de bâtiment, confirme Clara Troalen, sa supérieure hiérarchique. Mais on progresse aussi là-dessus. A Saint-Denis, on a construit des boxes fermés pour déposer plainte, on s’améliore au fur et à mesure dans la prise en compte globale de ces questions ». Pour Anne-Charlotte Jetly, qui pilote la formation des policiers pour la Maison des Femmes, la différence est aussi symbolique : « Recevoir les femmes ici ou au commissariat, ce n’est pas le même message », analyse-t-elle.
Ghada Hatem, fondatrice de la Maison des Femmes
Mais les policiers se transforment aussi du fait de leur fréquentation des usagères et des professionnelles des violences faites aux femmes. « Pendant la formation, on a appris des choses sur les bracelets anti-rapprochement, qui permettent de géolocaliser les conjoints violents, ou encore, qu’il ne faut jamais asseoir une victime dos à une porte. On a été formés aux réactions que peuvent avoir les victimes », détaille Ahmed. Clara Troalen complète : « Aujourd’hui, tous les policiers qui passent par la formation initiale apprennent ces choses, mais il y a de nombreux policiers qui ont été formés il y a longtemps, et dont il faut actualiser les connaissances ». Le Major Farez, chef de service adjoint du service de prévention opérationnelle de la DTSP, ajoute également : « Les policiers qui passent par ce dispositif sont pour la plupart issus de la brigade de la protection des mineurs et des familles, avec une sensibilité particulière pour ces questions, donc. Ils sont formés à la fois aux questions psychologiques propres à ces formes de violences, comme la question de l’emprise et ils maîtrisent la procédure judiciaire plus finement. Ils savent, entre autres, qu’un certificat des unités médico-judiciaires permettra à la plainte d’aller le plus loin possible », détaille-t-il.
Dedans, ou dehors ?
« Pour autant, cela ne change rien, pour la police et la justice, à la manière dont on prend les plaintes, ni à la procédure. Le soir, les plaintes déposées me sont transmises, et je les redispatche selon leur localisation ou leurs caractéristiques, à la ST 93 ou la PJ. Les associations sont là en complément, mais la procédure est à la main des commissaires », déclare Clara Troalen, qui tient aussi à souligner l’évolution des pratiques au sein même des commissariats : « Depuis quelques temps, il y a des intervenantes sociales et des psychologues dans chacun d’eux », avance la commissaire. Ahmed reprend : « Dès que c’est sensible, les victimes passent par leur bureau, et ces intervenants viennent nous voir pour nous donner leur ressenti, nous aider à avancer. Nous mêmes, nous recevons la victime, on la laisse d’abord vider son sac, dire tout ce qu’elle a à dire avant de faire le tri et de rédiger la plainte. Et c’est la même chose ici ».
N’échangent-ils donc jamais autour des dossiers qu’ils traitent en commun ? « On reste extérieurs à l’équipe à la Maison des Femmes, parce que notre rôle, c’est de faire une enquête à charge et à décharge. Si on participait à des tables rondes avec le reste de l’équipe, cela pourrait biaiser notre manière de travailler, et remettre en cause la procédure aux yeux du juge. Le fait que nous arrivions en tiers, « neufs », permet aussi parfois d’avoir une nouvelle lecture qui permet aux acteurs de sortir le nez du guidon », explique Clara Troalen. « Nous échangeons avec les policiers autour de cas de patientes un peu fragiles, on débriefe ensemble, on échange, on prépare les plaintes, on travaille sur les refus de dépôt de plainte, ce qui freine les femmes, les questions d’emprise. Je ne crois pas que cela puisse nuire à une quelconque neutralité », nuance Anne-Charlotte Jelty. Ces échanges permettent d’accompagner au plus près les victimes. « On peut se dire, elle a besoin de trois séances avec une psy encore, on comprend pourquoi elles peuvent rétropédaler. Parfois, en tant que juriste, on peut être amenés à téléphoner aux commissariats pour savoir où en sont les plaintes. Parfois, sans ce dispositif, on peut être accueillie sur le mode « Mais qu’est-ce qu’elle veut celle-là », et on nous raccroche au nez. Là avec le dispositif, comme on se connaît, les informations circulent de manière plus fluide. »
Politique « d’aller-vers »
Clara Troalen le martèle : « Notre dispositif n’est pas un aveu d’échec de la police ni un commissariat de substitution. C’est une manière d’élargir le tamis, de démultiplier les canaux, de créer des portes supplémentaires pour atteindre des femmes qu’on ne parviendrait pas à atteindre autrement ». Le dispositif expérimenté de la Maison des Femmes a vite été généralisé. Les policiers peuvent désormais se déplacer en lieu neutre, au domicile d’une amie, dans un centre municipal pour ne pas attirer l’attention du conjoint violent et faciliter le dépôt de plainte. « Nous sommes en train de mettre en place un maillage de ce type de permanences dans les hôpitaux dans le 93. Nous sommes en train d’ouvrir la quatrième à Bobigny. Cela fait partie de notre politique « d’aller-vers » », explique le major Farez. « Il est tout à fait normal que la police s’adapte aux nouvelles problématiques de la société, sinon, on serait inadaptés à notre essence », concède la commissaire de Saint-Denis. « Selon les questionnaires de satisfactions distribués aux femmes en fin de parcours, elles sont à 99% satisfaites. Il y a des bénéfices évidents. Les femmes trouvent ça tout naturel d’avoir à la fois un cours de karaté, des psychologues, pourquoi pas des policiers ? Pour nous c’est une dimension du soin. Nous, on adorerait avoir un policier à disposition à la MDF tout le temps. Et je crois que nous, comme eux, sommes très heureux de ce partenariat », conclut Ghada Hatem.
Photos : Patricia Lecomte
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