1981 : le bras de fer des radios libres
1981 une année déterminante pour le devenir des radios. Thierry Lefebvre nous en parle depuis la Seine-Saint-Denis en rendant hommage à Jean Ducarroir, l’un de ses pionniers. Interview.
1981 : que représente cette année pour vous ?
C’est la fin du monopole d’Etat que contestaient les radios libres. Le moment de bascule où les socialistes avec l’aide des communistes arrivent au pouvoir. Avant cette date, il n’y avait qu’une dizaine de radios en France. Une première loi en novembre 1981 va en quelque sorte autoriser ces radios. Entre ceux qui travaillent dans ces radios libres et ceux qui les écoutent, c’est toute une génération qui va baigner dans cette ambiance.
Qui écoute les radios libres à cette époque ?
Ils ne sont évidemment pas des dizaines de milliers à l’époque. Car c’est soit le hasard, soit le bouche-à-oreille qui leur permet de se retrouver à écouter ces radios.
Pouvez-vous me décrire ceux qui, en Seine-Saint-Denis, se lancent dans l’aventure des radios libres ?
Ce sont des jeunes gens qui ont une culture militante, qui sont plus politisés qu’ailleurs. Particulièrement ceux qui fréquentent la faculté de Villetaneuse. Ils utilisent ce nouveau média car ils ne peuvent pas avoir la parole sur les médias officiels (médias d’État ou radios périphériques). Cet esprit militant leur permettra de s’investir et d’être tenaces. C’est le cas de Jean Ducarroir qui de 1977 à 1983, va d’abord regrouper tous les collectifs actifs dans la Seine-Saint-Denis et ensuite bien au-delà.
Jacques Higelin sur scène à l’université Paris 13, un concert organisé le 18 mars 1978 par Radio Zone.
C’est pour cela que Jean Ducarroir a accompagné le mouvement social en Seine-Saint-Denis ?
Oui, à Montreuil il soutient les ouvriers en lutte. Pendant cinq jours, il est auprès des ouvriers de l’imprimerie Darboy puis de ceux de l’usine Dufour menacés d’une liquidation, (ndlr : qui fabriquait des machines-outils notamment des fraiseuses). C’est lui qui s’occupe de l’émetteur, de la table de mixage. Il donne même des cours de radio, de prise d’antenne aux militants en leur donnant des explications. Ce n’est pas un coup de main qu’il donne, les émissions n’auraient pas pu se faire sans lui. Il aurait voulu en faire beaucoup plus.
C’était dangereux de faire de la radio à l’époque ?
D’après les témoignages que j’ai pu récolter, les activistes montaient jusqu’au dernier étage et trouvaient le chemin qui permettait d’accéder jusqu’à la terrasse. Soit l’émission était déjà enregistrée et il suffisait de raccorder le magnétophone par un fil à l’antenne. Soit on pouvait faire une émission en direct. A ce moment-là, il fallait faire descendre le câble jusqu’au dernier étage de l’immeuble. Dans le livre, Ducarroir raconte cette prise de risque qui était déjà en soi une aventure.
Est-ce que le paysage de la Seine-Saint-Denis, avec ses hautes tours, a joué un rôle dans cette aventure ?
En Seine-Saint-Denis, on trouve en effet les toits les plus hauts de la région parisienne. Comme les radios libres utilisaient la modulation de fréquence dont les ondes partent en ligne droite, il fallait planter l’antenne le plus haut possible pour pouvoir couvrir potentiellement une distance allant jusqu’à 40-50 km.
L’État d’ailleurs envoyait les hélicoptères de la gendarmerie pour les débusquer...
Les hélicoptères avaient à leur bord des récepteurs pour localiser le lieu d’où émettaient les radiolibristes. L’objectif : éventuellement faire une descente de police et ainsi confisquer le matériel. Cette technique qui datait de la Seconde Guerre mondiale s’appelle la radio-goniométrie. Il était aussi possible de brouiller l’émission depuis l’hélicoptère en mettant un émetteur sur la même fréquence.
La solidarité entre pionniers des radios-libres existait-elle à l’époque ?
Entre eux, ils se prêtaient en effet du matériel car il était très difficile de se procurer un émetteur. Il ne s’en fabriquait pas en France pour les fréquences de la bande FM de 87 à 108 Mhz. Ce qu’on trouvait était souvent importé d’Italie, de Grande-Bretagne, parfois c’était du matériel artisanal.
Mais c’est arrivé qu’ils refusent de prêter leur émetteur, comme Antoine Lefébure quand Jean Ducarroir et les copains de Radio 93 lui demandent de l’utiliser depuis la banlieue pour rendre un hommage à Lucien Melyon qui vient d’être assassiné. Il y a vraiment une rivalité entre eux. Une rivalité politique et une rivalité pour fédérer ces différentes radios. Lefébure se méfie de ces militants de Seine-Saint-Denis qui sont beaucoup plus à gauche que lui.
Paris/Banlieue, ce sont deux visions des radios libres qui s’opposent ?
Effectivement, l’ALO (l’Association pour la libération des ondes) d’Antoine Lefébure est bien connue des milieux intellectuels parisiens. Et la FNRL (la Fédération nationale des radios libres) de Ducarroir nait plutôt en banlieue. Lefébure est d’un milieu aisé. Ducarroir d’un milieu prolétaire très fragilisé économiquement. Lefébure a fait ses études à La Sorbonne. Ducarroir à Villetaneuse. Lefébure vit à Paris, y travaille, en particulier au journal Libération. Ducarroir vit à Aulnay-sous-Bois, travaille à Villetaneuse. A cette époque, la banlieue, c’est loin. Le RER ne fait qu’apparaître. C’est un peu compliqué d’y aller et d’en revenir. Il ne s’agit pas simplement de « au-delà du périph je ne m’aventure pas ». Lefébure était loin d’être effrayé par cela. Mais il y a un fossé entre eux.
Avez-vous, vous-même, participé à cette aventure des radios libres ?
Dans les années 1980, j’étais tout jeune étudiant. J’ai eu la possibilité de frapper à la porte de radios où on m’a fait confiance tout de suite. J’ai pu manipuler une table de mixage en direct en étant à la fois animateur et technicien. Ce sont des expériences extraordinaires. Aujourd’hui, il y a encore 640 radios associatives en France. C’est extraordinaire. Il n’y a pas d’équivalent dans le monde (si on le rapporte à la population du pays).
La France est le pays qui détient le plus de radios associatives. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
C’est grâce à un système qu’on doit en partie à Jean Ducarroir. De 1981 à 1983, avec sa fédération il a négocié avec Georges Fillioud, alors ministre, un système de taxation de la publicité en radio. Son objectif : financer les radios associatives et leur permettre de vivre. Pour cela, il passe tout son temps dans les commissions consultatives des radios locales privées où il représente sa fédération. Les radios associatives bénéficient encore aujourd’hui de cette aide au fonctionnement à travers le Fonds de soutien à l’expression radiophonique (FSER). S’il n’y avait pas eu ces contre-pouvoirs à cette époque-là les radios associatives auraient périclité. Et il ne resterait que des radios commerciales.
En quoi Jean Ducarroir est-il si décisif ?
Avant l’élection de François Mitterrand, avant la nomination de Fillioud au ministère de la communication, Jean Ducarroir et Sylvain Ricci, son camarade de l’époque, établissent une charte pour limiter la puissance des émetteurs, supprimer les publicités. Ils écrivent noir sur blanc ce qu’ils veulent sur cette charte. Toutes les radios qui sont d’accord avec cette charte peuvent entrer à la FNRL pour l’appuyer. La charte est déjà au point en 1980 et elle est réactivée au moment des négociations avec le pouvoir qui vont aboutir aux lois de 1981 et 1982.
Les pionniers des radios libres ont acquis une légitimité par l’aventure qu’ils ont vécue. Ce contre-pouvoir impose ses idées à un moment déterminant...
Jusqu’en 1983-1984, vous avez raison, ces personnes qui avaient vécu le mouvement de libération des ondes, qui avaient pris des risques et en avaient subi les conséquences ont une légitimité. Ducarroir s’amusait beaucoup de ces inculpations, de ces arrestations, de ces procès à Bobigny. Il avait des soutiens, des avocats, des militants qui le soutenaient. Il pensait briser le monopole d’État à l’issue d’un procès comme pour l’avortement et ainsi aboutir à un changement progressif dans la loi, les pratiques et les mœurs. Cette légitimité acquise dans les luttes fait de Ducarroir un personnage majeur du mouvement.
Avez-vous rencontré Ducarroir ?
J’ai rencontré la plupart des acteurs principaux du mouvement mais pas Ducarroir. J’ai voulu reconstituer son parcours dans cet ouvrage pour que l’on se rappelle de lui. Déjà en 2008, je lui avais dédié mon précédent ouvrage La bataille des radios libres. Il est mort en 2003 de l’amiante, d’un cancer de la plèvre, comme d’autres personnes de sa famille touchées par cette maladie.
Vous lui avez rendu hommage en quelque sorte ?
Ducarroir s’est investi à 100% dans cette histoire, voire plus. J’aimerais qu’il ait une rue à son nom à Aulnay ou à Saint-Denis ou qu’une salle de cours porte son nom à Villetaneuse. Il n’a rien fait de mal. Il a juste bousculé la loi. Et finalement, tout le monde est content d’avoir des radios de tous styles de nos jours. Il a joué un rôle capital.
Propos recueillis par Isabelle Lopez.
Légende photo de une : Jean Ducarroir au micro de Radio Darboy en Lutte, pour soutenir une imprimerie montreuilloise occupée par ses ouvriers, en mai 1980.
Thierry Lefebvre est l’auteur de L’aventurier des radios libres : Jean Ducarroir (1950-2003).
Illustrations Archives Alain Léger, collection Claude Kiavué. Remerciements à Thierry Lefevre.
Photo pour une carte d’étudiant de Jean Ducarroir. Coll. K. Lecourt.
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