Maylis de Kerangal, un regard loyal
Maylis de Kerangal connaît bien la Seine-Saint-Denis. Ecrivaine, elle y a travaillé. De Stains à Romainville en passant par Paris 8, elle se souvient avec tendresse de ses expériences intenses et riches qui l’ont changée. A l’occasion des 10 ans du festival Hors-Limites, elle est de retour dans le département : elle donnera une lecture à la médiathèque de Rosny-sous-Bois le 29 mars.
Il y a 10 ans, vous étiez en résidence au collège Gustave-Courbet de Romainville. Vous vous souvenez ?
Oui, grâce au dispositif In Situ proposé par le Conseil général. C’est un souvenir très fort. J’étais avec des classes de 4e AS. Des élèves qui avaient à la fois beaucoup de choses à exprimer et des difficultés techniques à l’écrit. Les dispositifs In Situ ont cela de fort qu’ils nouent une relation sur un an. Une longue durée. L’auteur est amené à dialoguer à la fois avec une classe et une équipe de professeurs et à s’impliquer avec un projet. Une implication transdisciplinaire sur quasiment 10 mois. Cette relation a compté pour moi. C’est un moment dont je me souviens souvent. C’était difficile mais c’était très riche. J’étais arrivée avec un projet sur le changement en posant la question « Qu’est-ce qui change quand on change ? » à propos des mutations de l’adolescence. Les mutations de la vie, sociales, biologiques.
Est-ce que cette expérience a nourri votre écriture, des personnages ?
Non. Cela n’a pas donné lieu à des motifs réels. Je n’ai pas écrit à partir d’eux. Les livres que j’ai écrits sur l’adolescence sont antérieurs à cette résidence. Dans les rapides en 2007 et Corniche Kennedy en 2008. Ces romans regardaient de près l’adolescence, c’est pourquoi j’avais été sollicitée par l’équipe d’In Situ.
Qui étaient ces élèves ?
Ce n’était pas des élèves pour qui l’accès à l’écrit était aisé. Même la graphie. Écrire : ce geste les rebutait un peu. Je n’avais jusque-là que peu été en contact avec des adolescents, avec les questions qu’ils se posaient, les problèmes qu’ils rencontraient, la manière dont ils vivaient leur scolarité et leur adolescence.
Les avez-vous revus ?
Une ou deux fois. Nous avons travaillé à un recueil de récits des « premières fois ». Ça m’a donné le sentiment qu’une forme de vérité avait pu s’exprimer là. La clôture d’In Situ, je m’en souviendrai longtemps : on s’est séparés dans les larmes. C’était très émouvant..
Vous avez passé une année de votre vie dans un collège, ce n’est pas rien...
Avec In Situ, j’ai eu justement une expérience assez immersive du collège : comment ça fonctionne ? Comment ça vit un collège ? ça, c’est intéressant. Qu’est-ce que c’est, que d’être prof dans un collège ? La prof, d’ailleurs, je l’ai autant regardée, je dois dire, que les élèves.
Que vous apporte ce type d’expérience ?
Ce genre de projet enrichit beaucoup. C’était tellement génial, à la fin, qu’ils soient dans un livre qui était si beau avec cette impression un peu Pléiade. Il leur reste ce document dont ils seront fiers pour longtemps. Après j’ai participé à Concordan(s)e (ndr : un festival de danse qui associe un-e écrivain-e à un-e chorégraphe) qui a donné lieu à l’écriture d’un texte : Je suis descendu du plateau.
Et vous avez écrit le très beau Pierre feuille ciseaux après avoir travaillé à Stains...
Ce n’était pas à proprement dit une résidence. Au départ, j’avais plus une position de scribe. Je devais venir observer ce projet proposé par Les Rencontres chorégraphiques où il était question de la transmission de la mémoire. Cela s’appelait mon corps, mon lieu. Des ateliers de danse étaient menés par Thierry Thieû Niang avec des classes de maternelles, de lycéens et des vieilles personnes de la maison de retraite de Stains.
Quel était votre rôle ?
Observer ce qui pouvait se transmettre entre ces trois classes d’âge. Est-ce qu’elles allaient pouvoir danser ensemble ? C’était la question du corps. Faire que ces corps se touchent, coopèrent et donc dansent. Il y avait aussi, en plus de la danse, la question si importante des lieux. A Stains, le marquage géographique est important avec deux zones : le Clos et la Cité-jardin. Il s’agissait de penser la manière dont ces lieux sont en rapport ou non, ne parviennent pas à l’être et s’ils le sont sous quelle forme. Interroger la notion de frontière, de clôture, de lisière, d’ouverture.
Et le troisième volet de ce projet était l’implantation des Archives nationales, et la création d’un bâtiment à Pierrefittes. Cet énorme caisson de mémoire allait-il influencer ce territoire ? Comment les lycéens de Stains le percevaient-ils ? Etaient-ils sensibles à cette représentation de l’État ? de leur histoire nationale ? de leur appartenance identitaire à un pays dont le disque dur était d’une certaine manière exportée là, en face de chez eux ? J’étais passionnée par ces trois questions : le corps, le lieu et la question du temps.
Et avez-vous relu récemment ce texte ?
Non, pas du tout. Mais c’était un travail assez conséquent. Pour l’écrire, j’ai dû moi-même faire des ateliers avec ces trois classes d’âge. Observer ce qui se passait dans ces ateliers de danse et aller aux Archives.
Pourquoi vous être autant investie à Stains ?
J’aurai pu écrire deux, trois feuillets. Présenter ce que j’avais vu. Mais cela m’a tellement impressionnée que j’ai pensé que ce serait fort de tracer ce qui se vivait là. Ces gens qui dansaient ensemble. Ces lycéens dont nombreux étaient du Clos Saint-Lazare et inquiétaient parfois beaucoup ces vieilles personnes qui avaient des liens au long cours avec la Cité-jardin. Vous connaissez ?
La Cité-jardin ? Oui.
Vous savez que ce sont des baux locatifs qui se transmettent. Des populations plutôt âgées vivant dans des petites maisons avec un rapport au jardin, au cœur d’ilot. Soit des immigrations beaucoup plus anciennes, soit originaires du coin. La Cité-jardin avait été envisagée sous un mode un peu idéal. Et à côté, une autre cité, celle du Clos Saint-Lazare qui cumulait un peu tous les marqueurs d’une forme d’exclusion. Il y avait 30-40 nationalités avec un turn-over important. On est à front renversé entre des populations qui sont là depuis très longtemps et des populations beaucoup plus jeunes. Et entre ces deux zones assez siamoises, en tout cas limitrophes, une espèce de frontière, de clôture perçue comme une zone de violence, en fait, de pauvreté. Et ça, déjà, c’était incroyable comment ça prenait corps dans les ateliers de danse, mais aussi au cours des entretiens que j’ai menée pour écrire mon livre.
Vous avez travaillé avec un photographe ?
Avec Benoît Grimbert. J’ai écrit ce livre Pierre feuille ciseaux en dialogue avec ses photos. On s’est beaucoup attachés à la géographie des lieux, à leurs imaginaires, aux questions des friches, des lisières, la présence de la nature beaucoup plus importantes qu’on ne le pense. On a de ce lieu une représentation de cité bétonnée alors qu’il y a quand même ces immenses poches de nature. Les survivances des cultures maraichères apportent un autre imaginaire, d’autres souvenirs. Même quand je vous en parle là, je vois comme c’est riche encore.
Dans ce livre, vous ne trahissez pas les gens d’ici.
La difficulté est quand même de poser son regard, à juste distance. Ne pas être non plus dans la culpabilité des bons sentiments. Arriver à capter la réalité des lieux et peut-être le réel de ces vies. Pour cela, il faut quand même essayer d’être loyal à ce qu’on regarde. En essayant de se penser soi dans l’affaire. J’ai toujours eu conscience d’être une femme de la génération du dessus, avec les lycéens et les maternelles, une femme du centre de Paris avec ce que cela peut connoter.
Le risque, est-ce de fusionner ?
Poser son regard, c’est se tenir à égale distance de ce qui serait une sorte d’idéalisation et en même temps des clichés. J’arrivais avec mes représentations qui étaient celles, très communes, de la dureté et de la violence. Ça demande de refaire un travail de remise en perspectives de ses représentations, de ses préjugés, de les confronter à ce qu’on voit. Et cela a marché dans les deux sens. Les relations étaient fortes, loyales, sans démagogie, sans idéalisation. Et d’un autre côté sans noircir le trait grossièrement. J’essayais de les regarder comme je les voyais.
Qu’avez-vous compris en vous rendant à Stains ?
On dit toujours ce mot « dur ». L’idée d’un durcissement des situations au sens où on ne peut pas en sortir. Une espèce d’encodage, de cadastralisation, d’assignation. Tout ça peut être regardé comme un ficelage un peu serré de ces vies, que leurs marges de manœuvre sont serrées, qu’il est question d’entraves. Et en fait quand on va sur place, on se rend compte que tout est beaucoup plus souple, plastique, que les mouvements sont possibles, que les modifications sont possibles, que les potentialités sont là. Mais il faut poser un regard assez fin et évidemment avec de l’empathie. Avoir de l’écoute. D’où l’intérêt de passer du temps là-bas, d’établir des relations et éventuellement de conserver ces relations.
Vous étiez une petite souris ?
C’est surtout l’écoute. J’ai passé mon temps à écouter les maternelles, les vieilles personnes et les lycéens. Récolter et penser cette récolte. J’étais beaucoup plus comme un capteur. L’écoute est déjà une forme d’empathie. Quand on écoute on se rapproche. Qu’est-ce qu’on entend ? Qu’est-ce qui se dit ? Qu’est-qu’on en dit ? Quand on croise tout cela, on voit que c’est une pelote où tout ne coïncide pas. Eux, n’ont pas du tout la même vision de l’endroit où ils vivent que celle des médias, de la mienne.
Justement les médias...
Si on va sur place pour vérifier ce qui est véhiculé par les médias on ne verra rien. Moi j’arrivais en plus après le reportage terrible sur le Clos (ndr : France 3 en novembre 2007). Je pense aussi que c’est une zone de violence et qu’il y a du danger, de la domination. Je ne dis pas que ça n’existe pas. Je dis qu’il y a autre chose. Les lycéens d’Utrillo n’étaient pas collés dans des boites d’entomologiste. Ils étaient complètement différents. Ils s’intéressaient à des choses que je n’aurais pas soupçonnées. Ils avaient des rêves.
Que retenez-vous de Stains ?
Le Studio Théâtre de Stains. La Maison du Temps libre. Ce sont des gens étonnants, assez altiers, un peu glorieux. Ils la ramènent. Ils sont dans un truc de fierté. Mais cette fierté, c’est étonnant. Les gens sont hyper fiers de vivre à la Cité-jardin, de ce patrimoine. C’était à qui la connaitrait le mieux. Les gamins du Clos aussi. Ils n’étaient pas dans la plainte. C’était leur territoire. C’était leur fief.
Et vous êtes retournée aux Archives nationales depuis ce livre ?
Une ou deux fois oui. Avec les étudiants de master de création littéraire de Paris 8. Quatrième temps en Seine-Saint-Denis. Une autre expérience très différente. Ces étudiants étaient recrutés sur un projet, certains vivaient en Seine-Saint-Denis d’autres non. Des étudiants qui avaient envie d’écrire : du théâtre, de la poésie, de la fiction. Certains avaient envie d’être écrivains. Ces étudiants manifestaient une forme de culture très pointue, très au fait de la littérature contemporaine. Ils avaient tous beaucoup lu. Ils avaient tous une idée très forte de la littérature. J’étais davantage en terrain connu qu’en débarquant à la Maison du Temps libre de Stains. Les lycéens de Stains étaient très cultivés, mais une culture moins livresque. Mais j’aurais pu les retrouver en master, 4 ans après. Ils étaient assez brillants, un verbe magnifique, assez drôles. Mais ils ne s’intéressaient pas — encore — aux performances poétiques d‘avant-garde. Je me souviens que certains d’entre eux ont débarqué au Salon du livre, Porte de Versailles, sans prévenir à la sortie du livre. Cinq ou six étaient là, hyper heureux du livre. C’était la surprise. Une fête.
Où avez-vous écrit Pierre feuille ciseaux ? Où écrivez-vous vos livres ? lors de vos voyages ? de vos déplacements ?
J’ai besoin de retrait pour écrire. Ça me permet d’établir un lien aussi. De penser un peu les choses. J’ai une chambre de bonne qui est comme un bureau où je travaille. J’écris principalement là. Un petit peu au café. Mais principalement là, dans cette chambre essentiellement. C’est la même petite pièce que j’occupe depuis bientôt 20 ans. Après, je prends des notes sur le vif pour avoir à l’oreille les fragments d’oralité, en saisir le grain particulier qu’elles émettent.
Pourquoi n’écrivez-vous majoritairement qu’au présent ?
Cela impose une espèce d’expérience physique. L’action, la situation se déroulent en même temps qu’on lit la phrase. Cela me permet de capter l’instant, le mouvement, d’avoir accès à une forme de temps pur. Le présent, c’est le temps pur pour moi. C’est le temps de l’éternité et le temps de la fraction de seconde, ensemble. Je trouve que c’est fort.
A un moment donné, je n’arrivais pas à me décrocher de cette écriture au présent. Il y a eu toute une période où j’avais le sentiment que je ne pourrais plus jamais écrire qu’au présent. Je suis assez soulagée de pouvoir utiliser à nouveau toute la gamme des temps ! Il y a quelque chose d’une intensité de ce qui a lieu et de ce qu’on peut en dire. D’être complètement synchrone avec la lecture. Lire et directement participer à la scène.
A quoi vous ont servi toutes ces expériences en Seine-Saint-Denis ?
Que ce soit In Situ, Concordan(s)e avec Sylvain Groud, les lieux, la mémoire, la transmission avec les Rencontres chorégraphiques et cette transmission un peu ultime dans le Master de création littéraire à Paris 8... Les expériences que j’ai menées en Seine-Saint-Denis requéraient une forme de disponibilité. C’est parce que celui qui mène cette expérience consent à être modifié par elle, que quelque chose peut avoir lieu. Ça marche ensemble, je crois. On consent à la modification, à l’altérité, on se prête au jeu et on y implique son corps, son temps, ses moyens de travail. Être changé par ce que je voyais, ne sachant pas trop ce que j’allais trouver et m’attendant aussi à être un peu dans des vacillements. Je pense que ça joue pour moi comme ça joue pour celui d’en face. Ça réinstaure une forme d’égalité. Tout le monde est un peu logé à la même enseigne.
Quand je parlais de juste distance, pour moi, c’est consentir à une forme d’égalité. Ce n’est pas moi l’écrivain qui apporte tout. J’attends qu’on m’apporte aussi des choses. C’est dans cette espèce de vision que les projets se forment. Ce n’est pas du militantisme. Je ne suis pas détentrice d’un discours. Je viens avec ce que je suis. Que, eux ne connaissent pas forcément. Mais eux s’approchant avec ce qu’ils sont. Qu’est-ce qui peut se passer ? Parfois, il ne se passe pas grand-chose. Et parfois, ce qui se passe est extraordinaire.
Il faut avoir confiance en soi pour cela ?
Il faut consentir à se faire confiance, sans quoi, rien n’a vraiment de sens. Bien sûr qu’il y a de la confiance, mais il y a de la conscience. Je ne me suis jamais dit que j’étais l’écrivain qui allait parler à des jeunes lycéens d’une cité de Seine-Saint-Denis. C’est juste horrible de voir les choses comme ça. Je me suis dit, par exemple à Stains, qu’il y avait de la danse, trois classes d’âge, des lieux que je ne connaissais pas, l’idée des maraîchages, de la nature qui m’attirait vachement. Les archives qui m’attiraient.
Ça vous a plu ?
C’était très riche. Ça me donnait un peu le vertige. A la fois ces vielles personnes qui me parlaient de leur vie d’avant et se demandaient ce qu’elles allaient me raconter. Ces lycéens qui avaient parfois bien autre chose de plus urgent à faire et se disaient : « On ne va pas tout lui expliquer quand même. » Et les petits de maternelle qui avaient plutôt envie de jouer. Et c’était super. Moi j’ai adoré ça. Je pense que j’ai beaucoup reçu dans ces expériences de Seine-Saint-Denis. Elles m’ont modifiée.
Corniche Kennedy et Réparer les vivants, ont tous deux, été adaptés au cinéma. Maylis de Kérangal qui aime fréquenter les salles obscures en fait son matériau d’écriture : « J’allais au cinéma un peu dans des perspectives de récolte de situations, de visages, de narrations. Mon travail est inspiré par le cinéma tout autant qu’il a inspiré le cinéma. » Son roman Naissance d’un pont pour lequel elle a remporté le Prix Médicis intéressait d’ailleurs la cinéaste Julie Gavras. Mais pour l’instant pas de tournage en vue.
Photo : ©Francesca Mantovani
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