Seine Saint-Denis
Lutte contre le racisme Stains Histoire

Marie-Anne Matard Bonucci : « La montée de l’extrême droite, fruit de la xénophobie et d’un sentiment d’abandon »

Cette historienne de l’université Paris-8, spécialiste de l’extrême-droite, en particulier italienne, revient sur l’intrusion, samedi dernier, de militants de l’Action française dans les jardins de la mairie de Stains, qui a profondément choqué. L’université de Paris-8 n’a d’ailleurs pas attendu ces événements inquiétants pour ouvrir un Diplôme Universitaire de « Formation à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme », que cette chercheuse nous présente ici.

JPEG - 20.7 kio

Qui sont ces militants de l’Action française qui ont pénétré samedi dernier dans les jardins de la mairie de Stains et y ont proféré des insultes racistes ?

Ce sont visiblement des militants qui se réclament de l’Action française, un des plus anciens mouvements de l’extrême droite française. C’est un courant né au départ pendant l’affaire Dreyfus, tandis que la Ligue d’Action française, la structure militante, est fondée en 1905. Ses fondateurs cultivent une nostalgie de la France de l’Ancien Régime, ils sont anti-républicains, royalistes, nationalistes, xénophobes et antisémites. C’est très étonnant de voir ce type de mouvement, qu’on jugerait d’un autre temps, se manifester, en plus dans une ville aussi cosmopolite que Stains. Mais sur un point, ils sont malheureusement toujours dans l’air du temps : la xénophobie et le racisme.

Pour rester en Seine-Saint-Denis, on a encore en tête l’action d’autres militants d’extrême droite qui avaient déployé une banderole nauséabonde sur le toit de la Caisse d’Allocations familiales de Bobigny en 2019 (leur condamnation à 3 mois de prison avec sursis a d’ailleurs été confirmée en septembre). Comment peut-on expliquer cet aspect de plus en plus décomplexé des mouvements d’extrême droite ?

C’est le résultat du processus de "dédiabolisation" enclenché il y a 20 ans par des formations comme le Rassemblement national. Ces partis cherchent, en parole tout au moins, à prendre leur distance avec leur héritage historique : dans le cas du RN, une pensé vichyssoise et pro-Algérie française ou, dans le cas de Fratelli d’Italia, qui a récemment remporté les élections en Italie, un héritage fasciste. Leur légitimation dans le jeu politique permet de développer une xénophobie « mainstream », de plus en plus répandue. Ce qui fait que des groupuscules comme Action française se sentent aujourd’hui assez forts pour intenter ce type d’actions.

Le maire de Stains, Azzédine Taïbi, a demandé officiellement à l’État la dissolution d’Action française. Cette mesure peut-elle être efficace ?

C’est un geste fort sur le plan symbolique. En 1973, le mouvement d’extrême droite Ordre nouveau (et la Ligue communiste) avaient été dissous suite à des affrontements violents. Le meeting d’Ordre Nouveau avait pour thème -déjà- « Halte à l’immigration sauvage ». En général, ce type de mesure a une valeur symbolique forte mais ne résout pas le problème sur le fond, puisqu’à chaque fois les groupuscules renaissent sous un autre nom. Il faut donc aussi traiter ces questions en profondeur en essayant de comprendre pourquoi une partie de l’électorat populaire se tourne aujourd’hui vers les partis d’extrême droite et en essayant de combattre le racisme et la xénophobie.

C’est un peu le sens du Diplôme Universitaire que vous avez mis en place l’année dernière à Paris-8. En quoi consiste-t-il ?

C’est une formation pluridisciplinaire, qui fait à la fois intervenir des historiens, des juristes, des sociologues. Sont aussi sollicités des représentants d’associations, des avocats, la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), qui sont nos principaux partenaires. Le postulat qui est le nôtre, c’est qu’on a trop misé sur la mémoire et pas assez sur le savoir pour combattre le racisme. Autrement dit, notre but est d’aborder les questions de racisme sous l’angle du savoir et de l’analyse de leurs mécanismes, et de ne surtout pas mettre en concurrence les victimes de racisme, sous un angle mémoriel, comme cela a parfois pu se faire.
Le programme comporte une partie historique où on part de l’Antiquité pour remonter jusqu’à la période contemporaine, l’histoire des génocides, les questions coloniales… La partie juridique se penche sur les grands textes de loi français et internationaux. Enfin, en sociologie, on aborde la question des discriminations et aussi la laïcité pour bien montrer qu’elle n’est pas cette machine de guerre contre les minorités que certains veulent bien dépeindre, mais au contraire un concept destiné à les faire vivre ensemble.

Qui avait suivi ce diplôme universitaire pour sa première promotion ?

Un public très divers : des étudiants, mais aussi des gens déjà sur le marché du travail… Des enseignants, des responsables associatifs, des DRH en charge de mettre en place des garde-fous contre les discriminations au sein de leur entreprise, des policiers, toutes les personnes qui peuvent être confrontées dans leur vie professionnelle à ces sujets-là.

Comment combattre aujourd’hui l’extrême droite dans un monde où la mémoire de l’antifascisme est malheureusement en train de s’estomper ?

D’abord, je pense qu’il est important de bien nommer les choses. C’est important pour convaincre. Pour prendre l’exemple du RN : c’est un parti de droite radicale xénophobe, populiste, oui. Populiste parce qu’ils usent de l’opposition facile et abstraite entre le peuple et les élites sans véritable projet de justice sociale. Mais fasciste, non. Je dis souvent que ça ne sert à rien de crier au loup pour attraper le renard. Il faut avant tout mettre à nu leur stratégie : désigner l’étranger comme le bouc-émissaire et vouloir fédérer autour de cette exclusion, ils n’ont rien d’autre à « vendre ». Il y a aussi tout un travail à faire de la part des partis de gauche pour comprendre pourquoi leurs électeurs s’en sont détournés. Il y a clairement un désarroi des sociétés face à la mondialisation néo-libérale qui a provoqué des changements très rapides à l’échelle d’une génération, avec les délocalisations notamment. C’est aussi à la gauche de proposer un contre-modèle de cohésion sociale.

L’Italie, la Hongrie, la Pologne… En Suède, la droite a récemment été élue dans une coalition avec l’extrême droite. Dans de nombreux pays d’Europe, l’extrême droite est désormais au pouvoir. Quelles sont les probabilités pour que la France leur emboîte le pas ?

Je suis historienne et je ne lis pas dans l’avenir. Mais la menace existe, bien sûr. Il y a une probabilité en effet qu’un jour le RN arrive au pouvoir et c’est pour cela qu’il faut s’attaquer à ce qui permet à ce parti de se développer : la question de la xénophobie, qui est leur fonds de commerce, et une certaine détresse sociale qui conduit des gens qui votaient avant pour des partis de gauche à choisir le RN.

Propos recueillis par Christophe Lehousse

- Le D.U est organisé en deux sessions intensives « Formation à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme », du 24 octobre au 4 novembre 2022 et du 20 au 24 février 2023.Lieu de formation : Fondation pour la mémoire de la déportation, Boulevard des Invalides, Paris, 75007 - Certaines séances sont prévues en hybride

 Les inscriptions sont possibles jusqu’au 21 octobre 2022
Lien pour l’inscription : https://ecandidat.univ-paris8.fr/candidatureP8

 Pour aller plus loin : la Revue Alarmer
Publication en ligne nourrie par des articles d’enseignants-chercheurs qui souhaitent partager leurs connaissances sur les racismes et l’antisémitisme à travers l’histoire.