Résidences artistiques - Le feuilleton Clichy-sous-Bois

Les résidences artistiques en Seine-Saint-Denis, tout un feuilleton ! (volet n°6)

Les résidences In Situ fêtent leurs dix ans ! Aujourd’hui, visite au collège Louise-Michel de Clichy-sous-Bois.

Chaque jeudi, les journalistes Joséphine Lebard et Bahar Makooi, originaires elles-mêmes de Seine-Saint-Denis, rendent compte de ces résidences artistiques dans 10 établissements.

EPISODE 6
C’est quoi ces Yogamen ?

Il est bientôt 15 heures. Pas un élève à l’horizon. Tous sont en classe et il règne un silence de ceux qui appellent à la sieste post-déjeuner. Pour un peu, dans la cour centrale du collège Louise-Michel de Clichy-sous-bois, on entendrait les mouches voler, ou les abeilles plutôt. Avec ce doux soleil de début d’automne, Clichy-sous-bois a pris des airs bucoliques et apaisés.

En chemin je suis passée par le Chêne pointu – l’une des copropriétés les plus dégradées de France qui se trouve face au collège. Mais ce n’est pas la ville que je sens ici, c’est le bois. L’odeur de la terre acide est arrivée jusqu’à Louise-Michel. Il faut dire que le collège se situe à dix minutes à pieds de la grande forêt de Bondy, anciennement la « forêt des bandits ». Le bois traîne une mauvaise réputation qui lui a valu ce surnom séculaire. Il a toujours été la planque parfaite pour les vagabonds, bohémiens et fugitifs en tous genres qui se postaient le long des chemins de chasse pour détrousser les carrosses. L’un des voyous les plus célèbres du coin s’appelait Maussoin. Ce brigand avait pour habitude de se cacher dans des carrières de gypse, juste derrière l’actuel collège Louise-Michel, si bien qu’à Clichy certains pensent qu’il y aurait laissé un trésor.

Pour l’heure, les danseurs de Dominique Brun sont cachés eux aussi. Pas dans la fosse Maussoin, mais dans la salle polyvalente du collège. Ils préparent une surprise pour les élèves. Face à la chorégraphe Dominique Brun, assise sur une chaise, ils forment une chaîne humaine qui peu à peu se dézingue pour tourner autour d’un seul corps, celui de la « femme sacrifiée ». La troupe répète inlassablement un extrait du « Sacre du printemps », ballet du Russe Vaslav Nijinski que la chorégraphe a reconstitué à partir d’un travail de recherche dans les archives de l’époque (1913 ! Il y a plus de cent ans). La salle, vitrée sur tout un pan, laisse passer la lumière qui les transforme en ombres chinoises. Là-bas, au fond, derrière la vitre, je distingue deux visages de petits collégiens collés au carreau qui demandent « C’est du yoga ? ».

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Personne n’est au courant. Les danseurs ont prévu de surgir pendant la récré. Mais ils ignorent que ce matin une bagarre a dégénéré dans le collège, un élève a terminé le visage en sang, c’est un surveillant qui me l’a dit. Le CPE fait des allers-retours nerveux avec la salle polyvalente, lançant une première fois un « Ca peut vite aller de travers ! », puis « Quand il y a une activité comme ça, ça n’apaise rien, bien au contraire ! ». Plus que dix minutes avant la sonnerie de la récréation. Le jeune homme repart, puis revient. Il a passé ses troupes en revue et prévenu son équipe. Avant de repartir en trombe, il finit par lâcher : « Ça devrait bien se passer ». Entre temps, les danseurs ne se sont doutés de rien, ils ont répété et répété encore leur chorégraphie sous l’œil bienveillant de Dominique.

« Allez c’est l’heure on y va ! ». Les danseurs prennent place sur une petite butte herbacée dans le fond de la cour. Ca y est, ça sonne. Je m’attends à ce que très vite les collégiens les remarquent, mais rien ne se passe comme prévu. La musique qui devait être diffusée dans le système des haut-parleurs du collège reste cantonnée à une petite enceinte, couverte par les cris des adolescents qui se mettent à courir dans tous les sens. J’ai toujours eu l’impression qu’on poussait trop vite à cet âge-là. Les garçons plus que les filles. Bien incapables de mesurer la longueur de leurs bras, ils se cognent un peu partout. Un œil sur le « Sacre du printemps », l’autre sur les turbulences de la cour, je me fais bousculer plusieurs fois et manque de me faire renverser par un chat perché ou quelque chose qui y ressemble.

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Entre temps, les danseurs se sont approchés au plus près des élèves. Les surveillants écartent gentiment ces derniers qui s’agglutinent pour voir le tourbillon formé par la troupe de Dominique Brun. Je suis coincée entre les sacs à dos. « Vas-y filme avec ton téléphone ! Filme ! », lance une adolescente à sa copine qui dégaine son portable devant moi.

Entre les épaules des collégiens, un peu plus grands que moi, je distingue
maintenant les danseurs dans d’étranges postures. Les bras ballants, ils traînent des pieds, rappelant la démarche un peu caricaturale de certains jeunes à capuches, objets de fantasme médiatique pour une bonne partie de
la société qui ne connaît pas la banlieue. Plus tard, Dominique Brun me dira qu’il s’agit de la représentation d’un « être primitif qui marche sur un sol rugueux », d’un être « au corps rude et épuisé ». Dans la veine du ballet imaginé par Nijinski, Dominique a voulu représenter « le corps usé, épuisé par le travail », m’explique-t-elle. Le spectacle raconte l’histoire d’une jeune fille offerte à la nature pour que la terre puisse être ensemencée et que le printemps revienne. Dans sa forme, il interroge aussi le monde du travail, le corps épuisé, l’inégalité sociale.

La troupe danse depuis dix minutes déjà, quand la chorégraphie, gracieuse d’abord, puis comique, se met soudain à devenir tragique. Les danseurs font des cercles autour de la victime. Ils courent de plus en plus vite. Dominique s’y met aussi et prend tellement de vitesse qu’elle rase une nuée de collégiens. « C’est pas un peu la guerre qu’ils ont voulu représenter ? », demande un jeune quand soudain le corps d’un des danseurs, frappé par une foudre imaginaire, se met à convulser. Les adolescents bloquent sur la scène. Ils ont des mines stupéfaites.
Moi je pense au sang le matin même et à la mort il y a onze ans. Je suis complètement troublée par la fin du spectacle. Car il y a onze automnes, c’est à Clichy-sous-bois que deux adolescents, Zyed et Bouna, ont perdu la vie dans un transformateur électrique où ils s’étaient réfugiés pour échapper à un contrôle de police. Ils n’ont pas été frappés par la foudre mais par un arc électrique de 63 000 volts. Je le sais parce que j’ai assisté au procès qui a suivi l’affaire pour la rédaction du livre que nous avons consacré à
Clichy avec Joséphine ("Une année à Clichy-sous-Bois").

Quand le spectacle prend fin, je ne suis pas tranquille. Cette scène a ravivé chez moi un souvenir douloureux inscrit dans ce quartier. Mais l’intervention de l’adolescente qui filmait la chorégraphie me ramène en 2016. Elle a rangé son téléphone portable dans sa poche et s’apprête à retourner en classe. Je repars moi aussi. Au moment de quitter la cour de récréation, elle m’interpelle : « Hey ils s’affichent grave ! C’est qui ces Yogamen ? ».

Découvrez ici le portrait de Joséphine Lebard et Bahar Makooi, journalistes auteures du feuilleton sur ces résidences artistiques et originaires toutes deux de Seine-Saint-Denis.

Prochain épisode : Les débuts de la résidence de l’orchestre Les Siècles au collège Joliot-Curie à Pantin.

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