Résidences artistiques - Le feuilleton Danse Clichy-sous-Bois

Les résidences artistiques en Seine-Saint-Denis, tout un feuilleton (volet n°27)

La journaliste Bahar Makooi a assisté à la restitution finale de la résidence autour de la chorégraphe Dominique Brun : une version du Sacre du Printemps, montée par des 5e du collège Louise-Michel à Clichy-sous-Bois.

Épisode 27
Des nymphes et des étincelles à Clichy-sous-bois

Après une année plongés dans les ballets russes de Nijinski aux côtés des danseuses de l’association du 48 et de Dominique Brun, les 5e de Louise Michel à Clichy-sous-bois donnent une ultime représentation de leur version du Sacre du Printemps dans le gymnase du collège.
« J’espère qu’ils viendront … » s’interroge Clarisse Chanel, sans doute la danseuse la plus présente cette année aux côté des élèves. Dans l’immense gymnase du tout neuf collège Louise Michel, ça sent encore le plastique. Il fait très chaud en ce vendredi du début de mois de juin et l’impression de lourdeur est accentuée par le sol jaune fluo. Derrière nous, des murs d’escalade aux prises multicolores. Devant, des tables de ping-pong que les danseuses disposent sur les côtés de façon à former les « coulisses » pour la restitution qui doit avoir lieu dans quelques heures.
Lors de la dernière représentation, après une semaine d’atelier au Centre national de la danse, très peu de parents avaient pu faire le déplacement jusqu’à Pantin. Cette fois, le rendez-vous a été fixé à 18 heures, au collège, pour les faire venir.

« C’est quoi un filage ? » demande l’un des 5e.
« C’est une répétition pour de vrai mais sans public » lui répond Mathilde, une danseuse de l’association du 48.
M., l’un des élèves les plus appliqués, répète déjà. Il lance ses bras, dessinant de grands cercles harmonieux. Les 5e tapent tous en rythme les temps forts du ballet. Avec Mathilde, ils font les comptes. Je dois avouer que je suis complètement larguée. D’autant qu’ils se mettent à parler une langue particulière. Au fil des mois, au contact des danseuses, les enfants ont acquis un langage et un vocabulaire corporel qui m’est inconnu.
« On se met en corps du Sacre ! » lance Mathilde. La seconde suivante, la troupe s’exécute. Les enfants avancent la tête, comme posée sur une table imaginaire, les bras rejoignent le long du corps, les coudes rentrent dans la taille.
« Corps des augures ! » s’écrie Mathilde. Et les élèves se recroquevillent.
« Corps 2017 ! » demande Mathilde. Et les élèves reprennent leurs postures de collégiens d’aujourd’hui.
Ils passent aisément d’un corps à l’autre. De celui de l’ado du XXIe siècle, mal dans sa peau, à celui du danseur prodige et assumé de la fin du XIXe qui s’amuse des danses primitives.
Dominique Brun arrive à 17 heures pour prêter main forte aux danseuses, un paquet de chouquettes à la main. « Trop mignonne, je la kiffe ! », s’exclame une des adolescentes.
Un groupe de jeunes filles s’élance les bras en l’air. Clarisse leur donne les dernières consignes : « Allez les filles, on y est presque ! L’idée, c’est de regarder bien devant soi ! Là on est dans la dentelle ! »
« J’aime pas la dentelle », répond S.
« Moi non plus S., mais c’est une expression pour dire qu’on travaille les derniers détails », s’amuse Clarisse.

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À l’autre bout de la salle, les garçons font les nymphes. Par rang de trois, ils s’avancent en ligne droite, se tenant par la main, le buste bombé, le menton relevé, fiers et gracieux. Ils assument leurs gestes jusqu’au bout. Certains y allant même de leur interprétation de Nijinski, comme L. qui imagine la nymphe qu’il incarne la bouche en cul de poule.
Dans un coin, K. bat la mesure. Elle connaît le rythme de Stravinsky par cœur. Il y quelques mois déjà, j’avais remarqué cette jeune fille à l’allure de garçon manqué lors d’un atelier à la médiathèque du CND. Elle n’écoutait pas les cours dispensés, et entre deux bavardages avec ses amis, elle battait la mesure sous la table, tout en décortiquant les rythmes de la chorégraphie et en inscrivant d’étranges symboles sur son cahier. Un peu plus tôt, pendant le temps consacré à la danse, allongée au sol, elle avait interprété le faune de Debussy à l’identique. Il ne manquait plus qu’une grappe de raison pour parfaire le tableau. « K., au début, elle ne me regardait même pas dans les yeux, ou alors avec dédain, et elle tchipait. Maintenant c’est l’une des meilleures danseuses » m’avait confié Clarisse en décembre. Aujourd’hui, baskets dorées et gilet attaché autour de la taille, elle danse toujours aussi bien. Calme et gracieuse. Délicatement sûre d’elle.
Les élèves interprètent ensuite leurs signatures. Chacun d’entre eux, inspiré par les discussions qu’ils ont eues avec Dominique, a trouvé une trace qui le définit, un geste qu’il souhaite inscrire. « Choc », « Blessure », « Oubli ». Ils se jettent au centre les uns après les autres et signent l’espace.
« Tristesse ! » et M. se laisse tomber en arrière.
« Oublier ! » et D. supplie vers l’avant, les poings de ses petites mains serrés, frappant le sol du pied. « Secret ! », L. frotte et se tapote le torse, avant de poser le doigt sur la bouche.
« C’est quelque chose qui suinte, quelque chose de léger, de subtil, qui s’est mis à perler au fil de l’année : ils se sont tout simplement exprimés », sourit Dominique.
L’heure de la restitution a sonné. Après une âpre négociation avec les danseuses, les filles de la classe acceptent de retirer les gilets, chemises et vestes en jean qu’elles ont toutes attachés autour de la taille. Dehors, la lumière est moins vive qu’en début d’après-midi, un orage se prépare, à travers les grandes baies vitrées du gymnase. Les nymphes apparaissent dans le contre-jour qui accentue la majesté de leur posture. Par moments, les travaux du tramway qui doit sortir Clichy-sous-Bois de son isolement, s’invitent dans le Sacre du printemps. Quand par intermittence les ouvriers font jouer la scie à métaux, depuis la baie vitrée, on en aperçoit les étincelles.
Dans la salle, les parents ont fait le déplacement. Longuement ils applaudissent. Dominique finit par faire un bisou à chacun des élèves, dont elle se plaît à prononcer le prénom. « Je voulais juste vous dire que j’étais très fière de vous avoir rencontrés » leur dit-elle émue. Discrètement, elle leur laissera son mail et son numéro de téléphone, en espérant qu’ils continuent de lui donner des nouvelles. L’un des élèves plus particulièrement, à l’histoire familiale douloureuse, s’est totalement révélé dans la danse. Il est extrêmement doué. Il souhaite continuer. Dominique saura sans doute faire bon usage de cette confidence.

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