Les résidences artistiques en Seine-Saint-Denis, tout un feuilleton ! (volet n°16)
Aujourd’hui, retrouvailles avec les élèves de 3ème du collège Jean-Vilar à La Courneuve, qui accueillent la compagnie de cirque Kiaï.
EPISODE 16
Transfiguration collective
Cela fait longtemps qu’on ne s’est pas vus. Mais d’ailleurs, avec la 3ème du collège Jean-Vilar, nous étions-nous vraiment « vus », la première fois ? Des élèves, je garde le souvenir d’un groupe d’ados majoritairement affalés sur leurs chaises dans une salle pas bien chauffée du collège, au début de l’hiver. Ils écoutaient -sans laisser paraître grand chose- Cyrille leur exposer le projet qu’avec sa compagnie ils allaient monter avec eux. Contrairement à d’autres classes, je n’avais pas réussi à créer du lien au cours de cette brève entrevue. Depuis, je n’étais pas revenue. Complexités d’emplois du temps, mais aussi, peut-être, une façon d’éviter l’échec à les aborder que j’avais ressenti lors de cette première rencontre.
Mais aujourd’hui, le printemps flotte sur La Courneuve et tout semble avoir changé. La classe arrive, par petits groupes babillant, devant le centre Houdremont où ils ont rendez-vous avec Bénédicte, la scénographe, pour un atelier.
« Le projet a fait bouger des choses dans la classe, me confie Gaëlle, leur professeur de lettres. Ils ne l’expriment pas beaucoup, mais notamment l’atelier trampoline, ça a créé des liens, renforcé la cohésion du groupe... »
Dans une salle encombrée de cartons, de maquettes, Minnie, chargée de la relation aux publics des lieux, a dressé des tables. Les élèves s’y installent par groupes. Je m’assieds à côté de Bineta, Adam, Ghislaine et Myriam.
« Aujourd’hui, on va travailler sur les notions plastiques », explique Bénédicte.
Sur un écran, elle fait défiler des images. Une chambre toute rose apparaît. « La couleur, voilà une notion plastique ».
D’autres images suivent, explicitant la lumière, le volume, la matière... « Toutes ces images sont issues d’installations contemporaines, poursuit Bénédicte. Ca me paraît intéressant parce que ce sont des éléments de la réalité qui vous sont donnés à voir autrement... »
Les ados acquiescent. A l’écran, c’est une œuvre de Joseph Beuys qui apparaît. « Plight » représente un piano droit au beau milieu d’une pièce ceinte de rouleaux de laine de feutre.
« A quoi cela vous fait penser ? »
« Peur », « enfermement », « tristesse » jaillissent de la bouche des élèves.
Bénédicte hoche la tête : « Vous voyez, c’est ça qui est intéressant : ce ne sont pas des sensations univoques ! Au contraire, d’une même œuvre peuvent naître des impressions multiples. »
Au fil de l’atelier, je suis épatée par la façon dont les élèves se sont accaparés, avec aisance, le vocabulaire esthétique : les notions d’échelle, de volume, ils les saisissent immédiatement à chaque image que leur propose Bénédicte tandis que moi, je suis encore en train de déchiffrer les codes.
Justement, la scénographe leur soumet l’installation « Beer Kilometer » de l’artiste français Nicolas Floc’h. Soit 5882 canettes disposées au sol.
« Bon, on a tous bu une canette de bière ou en tout cas on sait à quoi ça ressemble, commence Bénédicte.
-Euh pas tous ! intervient Bineta, faussement outrée.
-D’après vous, pourquoi c’est de l’art ?
Bonne question, à laquelle j’essaie de répondre en moi-même. Pourquoi 5882 canettes de bière constituent-elles un geste artistique ? Je sèche...
-Parce qu’il y a collection ? hasarde un élève.
-Voilà, approuve Bénédicte. L’artiste joue sur la notion de multiple et, ainsi, l’objet devient matière ! »
Effectivement, les élèves n’ont pas dormi pendant le premier atelier avec la scénographe. Même si Adam, depuis le début, a choisi de poser sa tête sur la table, entre ses bras.
« On a perdu Adam, on dirait », note Bénédicte.
Une épaule du jeune garçon tressaille, comme pour approuver ou montrer qu’au contraire, il est quand même là, sans en avoir l’air.
Sur l’écran, Bénédicte projette une grenade en jelly anglaise ou un coup de poing américain sculpté dans du pain de mie.
« La nourriture se transforme en arme, analyse un élève. En fait, avec l’intervention de l’artiste, tout ce qui était dangereux devient inoffensif. »
Je sais, les mots qui suivent vont sans doute paraître lyriques, voire cucul au lecteur. Seulement c’est un fait : à ce moment précis, je ressens une énorme bouffée d’affection pour tous ces gamins. En quelques minutes, alors que j’arrivais minée par le climat actuel, ils m’injectent un énorme shoot d’optimisme en intraveineuse. J’ai envie de leur dire à quel point ils déchirent, à quel point ils peuvent être fiers d’eux, à quel point j’aimerais que des responsables politiques surgissent comme par magie, là, maintenant dans cette petite salle du centre Houdremont et les voient disserter sur de l’art contemporain, à mille et mille lieux des représentations qu’ils peuvent se faire de cette catégorie appelée « les jeunes de banlieue ».
A la place, je me contente de glisser à l’oreille de Gaëlle : « Franchement, ils m’épatent vos élèves... »
Elle sourit.
Bénédicte tape dans ses mains. « Maintenant c’est à vous de travailler. Je vais vous proposer douze thèmes : forêt, chantier, salon de coiffure, livre, cerf-volant, épave, habitat éphémère, insulaire, peau de bête, terrain de sport, chenil, salle des fêtes... »
A l’écran, en préambule, la scénographe projette des images. Aux élèves de déceler les thèmes mis en scène. Puis, Bénédicte leur tend des petits papiers. « Dessus, vous allez retrouver les douze thèmes. Vous allez en piocher trois et, à partir de ces trois mots, vous allez imaginer un décor en travaillant les notions plastiques qu’on a vues au tout début. Vous me représenterez vos installations sur le plan de la scène que je vous ai donné... »
« Dessiner vu du dessus, c’est chaud ! », souffle Myriam.
Avec Ghislaine, elle a pioché peau de bête/ forêt/ salon de coiffure.
Anissa et Saniati ont, elles, écopé de terrain de sports/ salle des fêtes/ livres. Saniati s’est déjà mise à l’ouvrage : « En fait, on va faire un terrain de sport dont le revêtement serait fait de livres. Et, un peu partout, on dispose des ballons de baudruche noirs et blancs pour avoir l’idée de fête et rappeler les motifs des ballons de foot... » Insulaire/ peau de bête/ habitat éphémère. C’est le tiercé pioché par Youssef et Nawel.
« Tu sais pas piocher, râle Youssef à l’adresse de sa collègue. Et puis là, tu me regardes comme si j’allais faire un miracle !!!! »
Bineta et Adam ont, pour leur part, mission de travailler sur salon de coiffure/ cerf-volant et forêt. La jeune fille esquisse le dessin de ciseaux géants cisaillant un arbre. D’accord, mais restent ces fichus cerf-volants. Adam extraie sa tête du refuge de ses bras. « Le fil du cerf-volant, ça ressemble à des cheveux. Ben on n’a qu’à faire des fils de cerf-volant en cheveux... ». L’air de rien, il vient de débloquer la situation...
Un terrain de sport parcouru de souches d’arbres, une cabane enveloppée de peaux de bêtes, un salon de coiffure perdu au milieu des bois... Sur chaque page, un monde insolite naît à grands coups de criteriums et crayons de couleurs.
« C’était un exercice pas facile, conclut Bénédicte. On appelle ça « manier des concepts ». Chacun a réussi à développer son univers, sa poétique. Et ça, c’est vraiment le travail de l’artiste... »
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