Didier Grojsman- Il a montré la voix
Il y a 30 ans, ce passionné de chant et fervent défenseur de l’ÉDUCATION POPULAIRE a fondé à Aulnay le Créa. Retour sur la saga de ce centre de création vocale et scénique qui a vu passer 3500 enfants de Seine-Saint-Denis et ne compte pas s’arrêter là.
Quand vous fondez le Créa en 1987, quelle idée avez-vous derrière la tête ?
« J’ai fondé le Créa tout simplement parce qu’enfant j’aurais rêvé de pouvoir bénéficier d’une telle structure. J’ai grandi cité des Jardins aux Lilas, dans un milieu populaire. J’adorais la musique, mais ma famille n’aurait jamais eu les moyens de m’inscrire dans un Conservatoire ! Du coup, des années plus tard, j’ai créé une structure atypique qui ne nécessite aucune connaissance, aucune sélection. On n’est ni un Conservatoire, ni une structure professionnelle. On est un Objet culturel non identifié. Et cet OCNI, ça fait 30 ans qu’il vole dans le ciel de Seine-Saint-Denis. »
Un des principes de base du Créa, c’est de ne refuser personne. Et néanmoins, vous arrivez à des spectacles de qualité professionnelle. Comment faites-vous pour allier ambition et pratique pour tous ?
« Deux maîtres-mots : exigence et plaisir. Avec n’importe quel enfant, de n’importe quel milieu, on peut arriver à un spectacle de qualité professionnelle, si on montre qu’on croit en lui. Alors, c’est vrai, c’est long, c’est de l’engagement, mais au final on y arrive. Notre philosophie, c’est de remplacer l’esprit de compétition de notre société par une saine émulation. Un enfant arrive en chantant faux ? Pas grave. Il va progresser grâce à un système de parrains : des plus expérimentés l’entourent et lui donnent des conseils. Un tel pourrait jalouser l’autre parce que l’autre est soliste ? Pas de ça au Créa : ici, les enfants apprennent tous les rôles d’un opéra. Ce n’est qu’à la fin qu’on attribue les rôles quand cet esprit de compétition est déjà gommé. »
Et les enfants, vous les voyez évoluer ?
« Bien sûr, énormément ! Artistiquement, mais aussi sur un plan personnel… La chanteuse Juliette, avec qui nous avons créé l’opéra « Les Indiens sont à l’Ouest », disait : « on leur donne des clés de vie ». C’est exactement ça. Ces clés n’ouvrent pas seulement les portes de la musique ou du chant, mais aussi celles de la confiance en soi et de la créativité. C’est pour ça que j’ai pour habitude de dire qu’ici, on ne fait pas de l’éducation artistique, on fait de l’éducation tout court. »
Vous intervenez aussi en milieu scolaire ?
« Oui bien sûr. Les quatre choeurs du Créa - l’Eveil (6-8 ans), l’Avant-Scène (9-11 ans), le choeur de Scène (12-17 ans) et les Créa’tures à partir de 18 ans - ne forment que la partie émergée de l’iceberg. Car nous intervenons aussi dans de nombreuses écoles du premier et second degré. Toutes les semaines, nos musiciennes intervenantes rendent ainsi visite à 1000 enfants dans les écoles d’Aulnay et alentours pour leur faire goûter au chant et aux arts de la scène. Nous travaillons aussi avec des autistes à l’hôpital Robert-Ballanger ou des groupes d’adultes qui souffrent d’Alzheimer. Pour nous, c’est fondamental : l’art, ça permet de s’ouvrir aux autres, de se sentir bien dans son corps, de cultiver l’imagination. »
Pendant 10 ans, vous avez aussi été responsable musical des ateliers de pratique artistique dans le cadre du programme pédagogique « Dix mois d’école et d’opéra ». Comment fait-on pour initier des collégiens à cet art parfois élitiste qu’est l’opéra ?
« Déjà, on prend plus de 10 mois. En tout cas, c’est ce que j’ai fait. Pour que ça marche vraiment avec des publics parfois difficiles, j’ai demandé à conduire ce programme sur 2 ans. Cela n’a pas toujours été facile. Mais j’avais mes petits trucs. Je pense par exemple que pour intéresser certains élèves à un art qu’ils ne connaissent pas, il faut aussi leur montrer qu’on ne méprise pas leurs propres références. Donc le premier jour, j’arrivais avec un enchaînement de hip-hop que je maîtrisais sur un morceau de rap américain. En général, ils connaissaient beaucoup plus le rap français qu’américain et me demandaient où j’étais allé pêcher ça. C’était une bonne prise de contact. Alors évidemment, l’opéra ensuite, ça ne parlait pas à tout le monde. Mais je peux vous dire que quand, à la fin du programme, je voyais ces mêmes ados, en perruque, chanter les premières mesures des Noces de Figaro, je n’étais pas peu fier. »
Et tout ça, vous avez voulu le faire en Seine-Saint-Denis, pas ailleurs...
« Oui bien sûr. Pour moi qui ai grandi aux Lilas, il était hors de question que j’aille ailleurs. Une période de mon enfance m’a fait comprendre l’importance des rencontres : via ma mère, j’ai rencontré une dame épatante, une Juive roumaine, ancienne pianiste professionnelle. Dorothée Bliashka, elle s’appelait. Son mari tenait un bistrot-épicerie dans le quartier et c’est dans ce lieu improbable qu’elle donnait des cours de piano. Avec elle, on révisait toute la palette : du jazz au bal musette en passant par le classique. Eh bien, aujourd’hui je me sens la Dorothée Bliashka de la Seine-Saint-Denis, le fichu en moins »
Ces 30 ans, vous les célébrez notamment à travers un spectacle intitulé « 30e étage ». C’est dur de résumer toute cette période de création dans une œuvre ?
« Oh que oui ! 70 spectacles dont 24 commandes d’opéras, pensez donc ! C’est pour cela qu’on a dû faire des choix. Ce que je voulais surtout, c’est que ce soit joyeux. Je voulais du Syracuse, de la Javanaise, de l’Offenbach, du Mozart, montrer toute la palette vocale que le Créa a pu traverser et en même temps que ce soit la fête ! C’est comme ça qu’avec Valérie Alane, la librettiste et l’équipe artistique, on a imaginé cette histoire d’une diva de la musique vivant dans un hôtel biscornu de 30 étages et qui, un beau jour, perd le la. C’est drôle, c’est fou, c’est vivant, c’est le Créa. »
Ces 30 ans, c’est aussi l’occasion de revoir des anciens, de voir ce qu’ils sont devenus…
« Oui, puisqu’il y aura parmi les chanteurs 30 anciens du Créa. Certains sont devenus musiciens ou chanteurs professionnels, mais c’est une minorité. C’est normal, car encore une fois, ce n’est pas le propos de notre structure. En revanche, beaucoup ont des professions que je qualifierais d’humanistes. Il y a des profs, des journalistes, des médecins. Tout ça ne m’étonne pas, car c’est aussi ce que nous voulions leur transmettre au Créa. Ici, on n’apprend pas seulement à chanter, mais aussi à faire société. »
Et pour les 30 prochaines années, que peut-on vous souhaiter ?
« D’avoir enfin un centre à nous. Depuis 30 ans, tous nos spectacles sont joués au théâtre Jacques-Prévert. C’est très bien, mais ne pas avoir de structure propre nous freine dans notre développement. Qu’il y ait des arbitrages à faire dans le domaine de la culture, nous le comprenons, mais à un moment donné, il faut quand même reconnaître notre savoir-faire. 30 ans, ce n’est pas rien, d’autant que nous avons maintenant un rayonnement national- l’opéra de 2016, Rose et Rose, sur le harcèlement à l’école, a par exemple été repris à l’opéra Bastille. Mais quoi qu’il arrive, nous continuerons de chanter et de danser ici, parce que c’est notre raison d’être »
Informations : www.lecrea.fr
Par Christophe Lehousse
Photographies Franck Rondot
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