Festival Saint-Denis Théâtre

Déborah Lukumuena, la puissance du verbe

A 24 ans, celle qui avait déjà obtenu le César du meilleur second rôle pour « Divines », réussit également ses débuts sur les planches en portant avec brio l’adaptation d’ « Anguille sous roche », roman de l’auteur comorien Ali Zamir. Une œuvre créée au Théâtre Gérard-Philipe en janvier à Saint-Denis et reprise au festival d’Avignon. Portrait.

Dans le film « Divines », elle était la meilleure copine, symbole de l’espoir massacré. Dans « Invisibles », elle était Angélique, « jeune fille de 20 ans qui aide déjà, alors qu’elle n’a pas fini d’être aidée », dit-elle de son personnage. Dans « Anguille sous roche », Déborah Lukumuena endosse à nouveau un rôle de femme forte et fragile à la fois : Anguille, jeune Comorienne contrainte de quitter son île pour tenter sa chance à Mayotte, abandonnée de tous.
A 24 ans, pour sa première expérience sur scène, la jeune femme porte à la perfection le roman du jeune auteur comorien Ali Zamir, adapté à la scène par Guillaume Barbot (voir encadré). Seule en scène si ce n’est la présence de deux musiciens jouant en live, Déborah Lukumuena se montre à la hauteur de ce texte exigeant, rebelle aux points, traversé par des souffles et et des coups d’arrêt, insaisissable comme une anguille.
« Le défi, c’était de respecter cette condition qui traverse toute l’oeuvre : l’urgence pour Anguille de ne pas couler, de continuer à respirer », explique Déborah qui a été associée par le metteur en scène au travail d’adaptation du texte. « Je voulais absolument qu’on garde toute la première partie sur la découverte de la passion amoureuse, car c’est ce qui prépare la deuxième : Anguille, avant d’être une migrante, est une jeune fille qui découvre l’amour, la sexualité et aussi l’interdit », insiste cette ancienne étudiante de lettres qui confesse en outre un faible pour les romans d’éducation.
La deuxième partie - celle de la migration au péril de sa vie - la touche forcément, elle, la fille d’immigrés congolais, arrivés en France en 1989 en provenance de la République Démocratique du Congo, pays qui aura été le théâtre de plusieurs conflits armés. « Je préfère que mes choix d’artiste parlent pour moi, mais si vous me demandez mon sentiment sur la politique migratoire actuelle de la France, je vous dirai que quand on se pose la question d’accueillir des gens qui crèvent dans leur pays, ça va très mal », dit-elle posément. Et d’évoquer les chiffres des morts dans l’Océan indien, péris en mer lors de la traversée en « kwassa kwassa » des Comores vers l’eldorado Mayotte : 10 000 lors des 20 dernières années, « dans un bras de mer qui fait 70 km, la distance entre Paris et Melun... »

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Sa double culture à elle, elle la met en avant, fière qu’à la maison, avec ses deux frères et sa grande sœur, à Epinay-sous-Sénart (Essonne), on parle à la fois français et lingala, une des langues officielles de la RDC. « Cette langue chantante, rythmique m’a d’ailleurs aidée pour apprivoiser le texte d’Anguille sous roche », souligne-t-elle. Sans doute est-ce déjà cette aisance verbale, mélange de vivacité et de gravité, qui avait séduit la réalisatrice Houda Benyamina, au moment de lui attribuer le rôle de Maïmouna dans « Divines ». Ce qui allait lui valoir le César du meilleur second rôle, électrochoc à l’aube d’une jeune carrière. « Je ne vais pas dire que ça ne m’a pas fait du bien à l’ego, ce serait mentir. Mais ça m’a aussi mis un bon coup de pied aux fesses, une incitation à aller de l’avant », dit celle qui a depuis intégré le Conservatoire d’art dramatique de Paris.
Mais avant Houda Benyamina, avant les études de lettres à Saint-Quentin-en-Yvelines puis Paris IV, l’étincelle de départ responsable des envies de cinéma de Déborah Lukumuena s’appelle… Jonathan Rhys-Meyers. « J’étais fan de la série Les Tudors et le jeu de Jonathan Rhys-Meyers me fascinait. A priori, il n’y a rien de commun entre cet acteur et le gros Henri VIII qu’il incarne, mais on y croit à fond. C’est ça qui m’a fait prendre conscience de la puissance du jeu et qui m’a incitée à postuler au casting de Divines. Neuf mois plus tard, j’étais prise... », raconte Déborah.
Et maintenant ? Après un César en 2017, une grande première à Avignon cette année, par quoi cette comète va-t-elle encore nous surprendre ? « Un projet est en cours, mais je suis superstitieuse », dit-elle dans un sourire. Une chose est sûre : l’association 1000 visages fondée par Houda Benyamina pour une plus grande représentation des comédiens issus de l’immigration a encore du travail. « Il y a une amélioration, mais c’est lent. Les rôles que je reçois sont parfois encore très stéréotypés. Ce qui est positif, c’est que de plus en plus de voix s’élèvent contre ça », remarque Déborah. Après Divines, Invisibles et Anguille, on peut en tout cas être sûr que ce sera un rôle fort et fragile à la fois.

Christophe Lehousse (en direct d’Avignon)
Crédit photo : ©Pascal Victor

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Guillaume Barbot : « Un portrait de femme puissante et vulnérable »

Le metteur en scène nous parle de sa découverte du roman d’Ali Zamir et du travail réalisé autour du texte avec la comédienne Déborah Lukumuena.

Qu’est-ce qui vous a décidé à adapter ce roman d’Ali Zamir à la scène ?

Je lis énormément de romans, beaucoup moins de pièces de théâtre. Donc naturellement, les œuvres que je mets en scène sont presque toujours des textes que je soumets à un travail d’adaptation. Dans le cas d’ « Anguille sous roche », je suis tombé dessus par hasard ou pas, ça dépend si on croit au hasard. J’avais mis en scène une pièce de théâtre à domicile et en faisant connaissance avec le propriétaire de la maison où on jouait, j’ai découvert qu’il était éditeur. Je lui ai demandé s’il lui arrivait de publier des coups de coeur suite à des envois spontanés d’auteurs, et il m’a répondu qu’il venait justement de recevoir un manuscrit impressionnant : c’était « Anguille sous roche »… J’ai tout de suite été embarqué par le souffle du récit, par sa musicalité et son swing aussi, moi qui suis toujours en quête de textes avec un rythme interne. Et ce personnage de femme à la fois forte et en même temps vulnérable, parfois insaisissable, m’a tout de suite captivé.

En quoi a consisté votre travail d’adaptation ?

C’était déjà un monologue donc je n’ai pas changé la nature de l’oeuvre. On voulait absolument préserver le souffle qui se dégageait de ce long texte d’un seul tenant, sans points : c’était fondamental, car ce souffle, c’est celui d’Anguille. Après, il s’agissait de fortement élaguer pour ramener la matière littéraire de quelque 300 pages à une trentaine. Mais c’était relativement facile à faire dans la mesure où le texte repose sur des gigantesques parenthèses. Il suffisait donc d’enlever les boucles que je jugeais moins importantes pour arriver à la version scénique. Mais ce travail, je l’ai aussi fait avec Déborah (Lukumuena) car je voulais qu’on soit dans un dialogue.

Quand avez-vous pensé à elle pour incarner Anguille ?

C’est elle qui s’est dégagée le plus naturellement lors de l’audition. Elle a cette présence scénique qui la rend forte et je voulais aussi quelqu’un de jeune, à l’image d’Anguille. C’était la première expérience théâtrale de Déborah, mais c’était bien plus un avantage qu’un inconvénient. Ainsi, un peu comme son personnage, elle a cette spontanéité des premières fois, ce côté instinctif qui ne se laisse pas toujours enfermer dans des conseils. Nous avons travaillé ensemble à l’adaptation : elle avait été touchée par le côté initiatique du texte, celui d’une jeune femme qui découvre la passion amoureuse. Donc nous avons conservé cela. Moi, c’était davantage les circonstances de la traversée des Comores vers Mayotte en « kwassa kwassa » qui m’intéressaient et donc aussi une dimension plus politique.

La musique live prend une forte épaisseur dans votre spectacle : elle permet à la comédienne de prendre appui sur elle…

Oui, c’est à la fois un paysage sonore, le bruit de la mer déchaînée, et en même temps c’est le fil de ses pensées intérieures. Malgré la solitude extrême d’Anguille, les deux musiciens sur le plateau (Pierre-Marie Braye-Weppe et Yvan Talbot) font comme une présence : ils incarnent un peu ses visions.

Ce premier portrait de femme va se doubler bientôt d’un second : celui de Zelda Fitzgerald, la femme du romancier Francis Scott, qui aura été écrasée durant sa vie par son mari alors qu’elle avait aussi des talents de créatrice…

Oui, là encore ça part d’un roman, « Alabama Song », de Gilles Leroy. J’ai fait ces lectures- le roman d’Ali Zamir et celui de Gilles Leroy - presque en même temps et j’ai eu envie de les associer. Pour moi, il y a une forte parenté entre ces deux figures féministes, deux femmes puissantes qui finissent pourtant victimes. Un deuxième point commun étant que ces deux portraits de femmes sont écrits par des hommes. Ca amène aussi à se poser la question de savoir si ce point de vue est légitime. Pour moi, la réponse est oui, mais c’est ce défi que j’essaie de relever dans ce diptyque.

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