Santé & Prévention

Annie Thébaud-Mony- Reconnaissance et justice

Elle fait partie des pionnières de la recherche sur les cancers d’origine professionnelle. Cette sociologue de la santé a contribué à fonder à l’université Paris XIII-Bobigny le seul groupement scientifique en France dédié à ce domaine de recherche encore bien trop méconnu. Interview.

Vous avez dirigé pendant de longues années le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop 93). Pourquoi a-t-il vu le jour en Seine-Saint-Denis ?

« D’une part parce que nous avons reçu le soutien de plusieurs institutions publiques dont le Département et parce qu’un vrai besoin avait été identifié sur ce territoire. Dès les années 80, on pouvait en effet se rendre compte de très fortes inégalités dans les indicateurs de cancer alors qu’en parallèle, il y avait une invisibilité totale des cancers professionnels, c’est-à-dire aucune reconnaissance. »

En quoi consiste le travail du Giscop ?

« Nous nous concentrons à la fois sur la reconnaissance et la prévention. Le coeur de notre travail consiste à reconstituer les parcours professionnels de patients atteints de cancers en Seine-Saint-Denis. Depuis 2002, date de notre création, nous avons ainsi travaillé avec 1400 patients. Nous leur demandons de nous décrire en détails en quoi consistait leur activité, les outils et produits qu’ils utilisaient et s’ils avaient des protections. Ces parcours sont examinés par un collège d’experts des risques professionnels. L’idée est de recenser tous les cancérogènes que la personne a pu rencontrer au fil de sa vie. Et il ressort de cette étude que nous avons affaire à une majorité d’ouvriers dont le cancer survient avant 65 ans. Et sur cette population, 85% ont été exposés à au moins un cancérogène. »

Récemment, vous rappeliez dans vos travaux qu’en France, un ouvrier a 10 fois plus de risques de mourir d’un cancer qu’un cadre, ce qui est choquant en 2017. A quoi est-ce dû ?

« A une exposition massive des ouvriers à une multiplicité de cancérogènes. En toute invisibilité, encore aujourd’hui, les ouvriers sont extrêmement exposés, le plus souvent sans protection. Dans beaucoup de secteurs, la réglementation n’est pas suffisamment appliquée, voire pas appliquée du tout, en particulier du fait de la sous-traitance. Et à certains égards, cette réglementation n’est pas suffisamment protectrice. Par exemple, en ce moment, il y a une discussion autour de la directive européenne sur les cancérogènes dont le seul objet est de fixer le seuil de toxicité de certains produits. Mais c’est méconnaître qu’un cancérogène l’est même avec une dose minimale. Ces valeurs limites, cela revient donc à accepter un certain nombre de cancers. Or qui en paye le tribut ? Ce sont massivement les ouvriers. »

Vous avez notamment été au coeur du combat contre le CMMP, le Comptoir des minerais et matières premières d’Aulnay qui aura broyé de l’amiante au milieu de la ville de 1938 à 1975. Quels souvenirs gardez-vous de ces combats ?

« Mais nous sommes encore en plein dedans ! Quand on a commencé à prendre ce dossier, c’était suite au premier cas de mésothéliome chez un homme de 47 ans qui n’avait pas eu d’autre exposition que d’aller à l’école voisine de l’usine. Après le décès de ce monsieur, la famille n’a pas lâché. Et petit à petit, il y a eu un travail avec plusieurs associations de parents d’élèves pour obtenir que la maternelle qui jouxtait l’usine soit déplacée et que la déconstruction du site soit faite dans le respect de la réglementation. De notre côté, nous avons engagé un travail de recherche pour retrouver le maximum de victimes. Aujourd’hui, le CMMP est encore le seul cas en France pour lequel il existe des cartes montrant l’impact environnemental de la catastrophe de l’amiante. C’est dire si la France a des carences énormes du point de vue du recensement, de la justice et de la prévention. »

Quand on évoque les cancers professionnels, on pense souvent à l’amiante. Mais aujourd’hui, il y a aussi les pesticides en milieu agricole, les nanoparticules…

« Oui, ça c’est aussi une difficulté. Aujourd’hui, il ne faudrait pas que l’amiante devienne l’arbre qui cache la forêt. Car il n’y a pas que l’amiante. Il y a aussi le problème des pesticides en milieu agricole, celui des nanoparticules, celui de la radioactivité. Et pour vous donner une idée : il n’y a que 22 tableaux administratifs pour faire reconnaître une maladie professionnelle quand nous, au Giscop, nous avons recensé au moins 55 cancérogènes. Et le Centre de Recherche sur le Cancer en recense plusieurs centaines. »

Donc vous ne diriez pas forcément qu’il y a eu une amélioration de la situation en 30 ans…

« Non. L’épidémie de cancer ne fait qu’augmenter. Il y a 30 ans, on était à 150 000 nouveaux cas de cancer en France par an. Aujourd’hui, on en est à 385 000 nouveaux cas par an. Or, si on rapporte les chiffres de notre enquête à ces 385 000 cas, ce n’est pas 1700 cas mais plutôt 300 000 cas qui devraient être reconnus en maladie professionnelle. Il y a un vrai enjeu dans ce domaine. Les cancers sont pris en charge par l’assurance maladie, mais les cancers professionnels, lorsqu’une faute est reconnue, le sont par les entreprises. Or les entreprises reportent massivement le coût de toutes ces victimes sur la collectivité. »

Pourquoi n’existe-t-il qu’une seule structure de ce type en France ?

« Parce que c’est un combat, d’engagement et de finances. Tous les 4 ans, nous devons nous battre pour obtenir un refinancement. Et si le Giscop93 a tenu le coup, c’est par la détermination de ses chercheurs et des institutions qui le soutiennent, parmi lesquels le Conseil départemental. Celui-ci a été moteur dans le création du Giscop - dès les années 80, j’ai travaillé avec les services sanitaires du Département – et son engagement a été pérenne. Aujourd’hui, notre volonté est non seulement de maintenir notre action, mais de faire boule de neige en transmettant notre expérience dans d’autres régions de France. »

Qu’est-ce qui vous a amenée, au début de votre carrière, à vous intéresser à ce lien entre santé et travail ?

« J’ai fait ma thèse sur les inégalités en matière de santé, face par exemple à la tuberculose et aux soins en général. Et déjà à cette époque, il y avait un grand absent dont on ne parlait jamais : le travail. Dans certaines études, il était bien sûr question des conditions socio-économiques, des inégalités de revenus mais jamais des conditions de travail. Et c’était une des conclusions de ma thèse : si on ne regarde pas du côté des conditions de travail, on ne peut pas comprendre ce qui se passe en termes d’inégalités et aussi de la production de la maladie liée au travail. Au sortir de mon doctorat, j’ai été recrutée par une équipe de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale, ndlr) qui travaillait en épidémiologie professionnelle et j’ai donc concentré mon travail là-dessus. »

Vous organisez en juin un grand colloque international sur le thème des cancers professionnels…

« Oui, les 1er et 2 juin à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord de Saint-Denis. Ce sera un moment important pour le Giscop. Nous recevrons des chercheurs italiens, anglais, belges, canadiens et David Michaels, qui fut le responsable santé-travail de l’administration Obama. L’idée est de briser l’invisibilité des cancers professionnels et de tisser lentement un réseau de recherche. »

Propos recueillis par Christophe Lehousse

N.B : Pionnière de la recherche en sciences humaines sur les cancers professionnels, Annie Thébaud-Mony a mené une partie de ce combat aux côtés d’Henri Pézerat, scientifique de renom qui joua un rôle important dans l’interdiction de l’amiante en France. Une lutte que Pierre Pézerat, son fils, raconte dans « Les Sentinelles », un documentaire qui sortira en novembre prochain.

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