Agora Education aux médias

Fake off, pour des citoyen·ne·s éclairé·e·s

Fondé en 2015, ce collectif d’une trentaine de journalistes intervient dans toute la France pour sensibiliser différents publics aux notions de fake news et de désinformation. Pierre-Hippolyte Senlis et Lucile Berland, deux de ses fondateurs, expliquent pourquoi Fake off a rejoint « Agora », nouveau dispositif d’éducation aux médias lancé par le Département.

Pourquoi Fake off a-t-il choisi de rejoindre « Agora », nouveau dispositif du Département mobilisant 170 journalistes dans 130 collèges publics à partir de janvier ?

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Lucile Berland (journaliste indépendante de télévision et secrétaire générale de Fake off) : Ça s’est fait naturellement parce que c’est dans la continuité de notre action : depuis 2019, nous sommes déjà en résidence à Sevran où nous intervenons en collège, mais aussi dans les maisons de quartier ou auprès d’établissements recevant des jeunes*. On estime, encore plus au vu des récents événements, que cette notion d’éducation aux médias est primordiale. Cette initiative du Département est intéressante dans la mesure où elle va nous permettre de passer encore plus de temps avec les jeunes. Le but de notre action, c’est vraiment de les amener à réfléchir par eux-mêmes, et ça, ça prend du temps...

Savez-vous déjà en quoi va consister votre action auprès des collégiens ?

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Pierre-Hippolyte Senlis (journaliste-réalisateur indépendant) : Ce sera dans la lignée de ce qu’on fait déjà. L’objectif premier, c’est de les amener à se poser des questions, à ne pas réagir sous le coup de l’émotion mais de la raison. Pour ça, on les amène notamment à décortiquer de fausses informations, comme ces fameuses camionnettes blanches soi-disant conduites par des Roms qui sillonneraient l’Ile-de-France pour voler des enfants. Cette légende urbaine, qui a même été relayée parfois par des institutions, a fait beaucoup de dégâts : des voitures caillassées, et même une descente « punitive » dans un camp de Roms… Sur un tel sujet, l’idée est de les amener à vérifier par eux-mêmes, pour comprendre comment naît une fake news et les conséquences qu’elle peut avoir. On travaille d’ailleurs plus profondément sur ce sujet avec un groupe de jeunes de 17-24 ans dans le cadre d’un partenariat avec la Dilcra (Délégation Interministérielle à la lutte contre le racisme).

L. Berland : L’un des objectifs forts de notre action, c’est vraiment de leur faire comprendre qu’il y a des conséquences très concrètes aux fake news, que faire circuler une infox, c’est la renforcer, lui donner du crédit. On introduit donc dans nos interventions la notion de responsabilité : qu’on soit journaliste ou pas, mieux vaut ne pas diffuser une information qu’on n’a pas pu vérifier.

Vous qui intervenez depuis 2015, quel bilan pouvez-vous faire de vos premières années ? Avez-vous vu certaines évolutions ?

P-H Senlis : La première certitude, c’est que pour que ce travail porte ses fruits, il faut du temps. Pour que les jeunes s’ouvrent, pour les amener à se poser des questions, c’est primordial. La plupart de ces jeunes, nous les voyons deux fois deux heures. C’est bien, mais là où ça marche vraiment, c’est quand on revient 5, 6, 7 fois, pour un vrai travail suivi. C’est là qu’on observe de véritables évolutions. Au départ, beaucoup des jeunes qu’on voit ne font pas vraiment la distinction entre faits et opinions, ni entre cause et conséquence. Par exemple, sur le port du masque, certains y voient une cause au lieu d’y voir une conséquence, et c’est là qu’on peut basculer dans des interprétations un peu scabreuses… Mais souvent, ces jeunes-là évoluent si on prend le temps de leur expliquer.

Au départ, qu’est-ce qui vous a amené à fonder Fake off ?

L. Berland : Un des déclencheurs, ç’a été en janvier 2015 les attentats à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher. Certains de nos collègues étaient alors chez Premières Lignes, agence de presse directement voisine de Charlie : ils ont tout entendu, avec ce que cela suppose de trauma… Dans les semaines qui ont suivi, on a vu les fake news proliférer sur ces attentats. Certains disaient que les journalistes de Premières Lignes étaient déjà au courant, car deux d’entre eux portaient des gilets par balle sur le toit, ce qui est faux évidemment. Ca a été très violent pour eux. On s’est alors demandé comment on pouvait lutter activement contre la désinformation auprès des jeunes, notamment.

Vous est-il déjà arrivé au cours de vos interventions d’être confrontés à des réactions du type : « Les dessinateurs de Charlie l’ont bien cherché » et que peut-on alors répondre ?

P-H Senlis : C’est rare, mais c’est arrivé oui. Dans ce cas, nous nous efforçons d’être simples et pas dogmatiques. On commence par rappeler que rien ne saurait justifier la violence. En général, on essaie de sensibiliser au dessin de presse pour en venir ensuite à Charlie : leur faire comprendre que leur but n’est pas de blesser, mais de faire réfléchir. Parfois surgit l’idée que Charlie serait anti-musulmans et raciste : on leur montre alors que Charlie critique toutes les religions, pas seulement l’Islam et on leur rappelle les engagements de Cabu, Charb, Tignous contre le Front national. On insiste aussi sur le fait qu’on a le droit de ne pas être d’accord avec Charlie, voire de les attaquer en justice. Mais on rappelle aussi que la loi française autorise la critique et le débat autour d’idées, de religions.

Il existe aujourd’hui une défiance entre les jeunes des quartiers populaires et les médias. Comment vous y prenez-vous pour restaurer ce lien de confiance ?

P-H Senlis : Déjà on accepte la critique, si elle est argumentée. Nous-mêmes il nous arrive d’être en désaccord avec le traitement de l’actualité aujourd’hui par certains médias. Et après, on incite les jeunes à partir eux-même en reportage. D’abord parce que comme ça on leur donne la parole, eux qui ont parfois l’impression d’en être dépossédés. Et aussi parce qu’ils se rendent alors compte du travail que ça représente de livrer une information fiable et sérieuse.

L. Berland : J’ajouterais que le seul fait d’avoir devant eux un journaliste qui prend le temps de répondre à leurs questions, c’est déjà positif. La plupart des jeunes que nous allons voir n’ont jamais pu discuter avec des journalistes. Pour eux, c’est un monde lointain, ce qui suscite pas mal de fantasmes et d’idées fausses. Là, le fait qu’on les invite à nous poser toutes les questions qui leur passent par la tête, sans tabous, aide déjà à restaurer cette confiance.

Et quel type de questions vous posent-ils ?

L. Berland : Leurs questions sont aussi pertinentes que variées. Ca va d’une possible censure de la part des médias au traitement médiatique des banlieues, en passant par notre salaire. On essaie à chaque fois de leur répondre de manière transparente : « non, la censure n’arrive pas tous les jours même si elle peut arriver » ; « oui, nous aussi trouvons que certains médias traditionnels traitent la banlieue de manière caricaturale ou stigmatisante et ne relaient pas assez les bonnes initiatives ». Il est important aussi qu’on insiste sur le fait qu’on n’est pas infaillibles et qu’on n’a pas la science infuse. Ce qui permet à l’inverse de leur rappeler qu’être journaliste ne s’improvise pas, que c’est un métier qui demande des compétences, comme boulanger ou plombier.

Quand certains de ces jeunes remettent en cause le traitement médiatique des banlieues, n’y a-t-il pas aussi le reproche de se sentir laissés seuls face à certains faits comme les contrôles au faciès ou certaines violences policières manifestes…

L.Berland : Oui, c’est vrai que certains mots-clés reviennent : violences policières, préjugés, contrôles au faciès... On sent bien qu’il y a une forme de ressentiment ou de la colère qui peut être légitime. Il est vrai que c’est aussi de notre devoir de journalistes de faire remonter des affaires de violences policières avérées chaque fois qu’elles ont lieu.

P-H Senlis : Voilà pourquoi on leur a aussi parlé du fameux article 24 du projet de loi sur la « Sécurité globale » (qui rendrait passible de poursuites le fait, pour un journaliste ou pour un citoyen, de filmer les forces de l’ordre en intervention et de diffuser ces images, s’il était adopté, ndlr). Ca nous a permis de rappeler que le journaliste contribue aussi au bon fonctionnement de la démocratie. Sans la possibilité de diffuser ces images, on n’aurait pas su ce qui s’était passé entre le producteur de musique Michel Zecler et les forces de l’ordre. De même, sans journaliste, on ne saurait pas forcément ce qui passe à l’intérieur de certaines manifs. Cela, les jeunes, qui ont tendance au départ à se méfier des journalistes, le comprennent petit à petit.

Enfin, de nombreux médias ont aujourd’hui compris l’importance de diversifier les profils sociologiques de leurs journalistes, pour produire une information plus conforme à la réalité. Essayez-vous aussi d’encourager certaines envies chez les jeunes, de les orienter vers les métiers de l’information quand ils en expriment le souhait ?

P-H Senlis : Oui, même si ce n’est pas notre vocation première. Quand on remarque qu’ils sont doués ou qu’il y a une curiosité naturelle chez eux pour la profession, on essaie de les orienter du mieux qu’on peut. Notre but premier est vraiment de leur faire comprendre comment fonctionne l’information et comment apprendre à penser par eux-mêmes. Après, si on peut en plus en aider certains dans leur envie de devenir journaliste, c’est avec plaisir.

Propos recueillis par Christophe Lehousse
Photos : ©Bruno Lévy

*Fake off a été récompensée le 1er octobre 2020 pour ses actions à Sevran par les Assises internationales du journalisme

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