En manège avec Zingaro
Trente ans qu’il fait partie des spectacles de Bartabas, trente ans qu’il vit à Aubervilliers avec Zingaro. Le cavalier-voltigeur Etienne Régnier nous raconte l’aventure de ce théâtre équestre, vécue bride abattue.
« Ex Anima », votre spectacle actuel, est particulier : les chevaux sont seuls en scène, sans cavaliers…
« Oui, pour Bartabas, mais pour toute la troupe aussi, c’est une forme d’aboutissement. Ca fait plus de 30 ans qu’on utilise les chevaux dans toutes sortes d’exercices : en voltige, avec des contraintes techniques… Là, on a voulu les mettre en valeur, les célébrer. En même temps, on n’aurait pas pu faire ce spectacle avant : ça demande de connaître exactement leur caractère, pour savoir qui marier avec qui. Et même comme ça, certains soirs, on a des surprises… »
Ca représente un défi en matière de dressage ?
« Oui quand même. Disons qu’on essaie de les guider, même si cela reste à distance. Certains soirs, il se passe plus de choses que d’autres, c’est aussi ce qui fait la beauté de ce spectacle. Et ce qui est étrange, c’est qu’on a vraiment la sensation que les chevaux ont conscience d’être sur scène. Par exemple, dans notre bande de Criollos (des chevaux argentins), il y en a deux qui sur la piste doivent jouer à se mordiller. Eh bien, ils ne le font que sur scène car dans leur stabulation, ils sont tout paisibles. Comme s’ils avaient intégré leur rôle... »
Une des dimensions de ce spectacle, c’est qu’il rend hommage au cheval, compagnon de l’homme pour le meilleur et pour le pire…
« Oui, c’est ce qu’on voulait montrer : le cheval a servi l’homme pratiquement dès les débuts de l’humanité. Il a souvent été son esclave, pour la guerre, aux labours, dans les mines, pour les courses. Il a même été mangé, même si c’est moins le cas maintenant. Même dans nos spectacles, il était parfois notre faire-valoir. On voulait donc inverser cet équilibre. »
Comment avez-vous croisé la route de Bartabas ?
« C’était en 1989. A l’époque, j’apprenais l’acrobatie à l’Ecole du Cirque Fratellini, porte de la Villette. J’avais entendu parler de Bartabas par mon frère. Ils donnaient alors le « cabaret équestre » à Daumesnil. Pour l’anecdote, on était jeunes et sans le sou, donc on a tenté la resquille. Mais on s’est fait choper par l’administratrice d’alors qui nous a foutus dehors. Quelques mois plus tard, j’ai appris que Bartabas cherchait un voltigeur. A l’époque, ils étaient à Nîmes, où j’ai débarqué avec ma caravane. On a répété à fond pendant deux mois et j’ai commencé dans un rôle de voltige hyper physique, avec Chaparro, un cheval qui était couvert de grelots. C’était incroyable, électrique... Sans le savoir, j’étais parti pour 30 ans... »
Vous avez donc vécu l’installation de Zingaro à Aubervilliers. Pourquoi à Aubervilliers d’ailleurs ?
« C’est grâce à Jack Ralite, le maire de l’époque (et ancien ministre de Mitterrand, ndlr). Il a beaucoup insisté pour que Bartabas vienne s’établir dans sa ville. A l’époque, c’était un terrain vague ici : il n’y avait pas de tout-à-l’égout. Le théâtre est sorti de terre en 1989 (dessiné par Patrick Bouchain) et tout autour, nous avons chacun construit notre petit chez-nous. »
Est-ce que la magie de Zingaro aurait été la même sans ce lieu ?
« Clairement pas. La vie qu’on a sur ce terrain, c’est génial. On est à deux pas de Paris, et en même temps, c’est quasiment la campagne. Certaines parties du Fort sont encore hyper sauvages. C’est un petit village pour notre tribu de 40 personnes et 40 chevaux. »
C’est quoi la journée d’un cavalier à Zingaro ?
« Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la vie est assez réglée ici. Il y a toujours quelque chose à faire. Moi, je démarre vers 7h. J’ai 5-6 chevaux dont je m’occupe. Très souvent dans l’histoire de Zingaro, j’ai d’ailleurs récupéré les chevaux « à problèmes » ! (rires) Je commence par travailler avec un jeune poney, un Welsh noir qui s’appelle First. Puis je m’occupe d’un pur sang arabe. Viennent ensuite trois Criollos, des chevaux argentins qui ne se quittent pas. Je termine par Estoy, un cheval portugais hyper sensible. Ensuite, il y a assez souvent des phases de répétition, dans les conditions du spectacle. Car Bartabas ne cesse jamais d’affiner les représentations, même lorsqu’elles ont commencé. C’est un perfectionniste qui ne s’arrête jamais. »
Zingaro a l’habitude d’aller chercher ses idées de spectacle aux quatre coins du monde. De ce point de vue, on peut dire qu’Aubervilliers, avec son métissage de cultures, vous ressemble…
« Oui c’est vrai. Les cultures sont multiples ici. Autant certaines parties de la ville sont pauvres, autant cette mixité fait sa richesse. Même si la vie de quartier du Fort d’Aubervilliers a beaucoup perdu en vitalité, avec des commerces et des restaurants qui ont fermé, ça c’est positif. »
Menez-vous des actions en direction des scolaires ? Il y a la volonté d’une transmission chez Zingaro ?
« Oui. Pour chaque spectacle, on reçoit des scolaires et des centres de loisirs. Il arrive qu’à titre personnel, on aille plus loin. Par exemple, un des copains de mon fils qui a 10 ans, Lassana, est dingue de chevaux. Il vient ici tous les jours pour les voir et les monter avec moi. Alors qu’en classe, il n’était pas forcément en réussite, avec les chevaux, il a trouvé son truc, il s’épanouit et il est super sérieux. Je l’ai aussi emmené en tournée, à Caen : c’était la première fois qu’il voyait la mer. C’est beau de le voir porté ainsi par sa passion. »
Que pensez-vous des politiques d’éducation menées à Aubervilliers et dans le département ? C’est un motif d’espoir pour lutter contre cette pauvreté dont vous parliez tout à l’heure ?
« Je vois en tout cas que beaucoup de profs se démènent. Ils se bougent pour ouvrir l’horizon des gamins, proposent des sorties scolaires. Le travail associatif est aussi de qualité. Par exemple, j’ai pris des cours au Boxing Beats d’Aubervilliers et je trouve qu’ils font un boulot remarquable : Saïd Bennajem, son fondateur, pense à la fois au haut niveau, tout en réalisant un super travail éducatif, avec de l’aide aux devoirs, des ateliers de découverte de métiers… J’aimerais un jour avoir le temps de faire la même chose avec l’acrobatie. »
Et pour vous, comment est née cette passion ?
« Bizarrement, je ne parlerais pas forcément de passion. En fait, pour moi, c’était juste naturel : je suis né au milieu des chevaux, ils ont toujours été là. Mon père, un ancien peintre décorateur, a tout arrêté pour élever des chevaux. Il en a d’abord acheté dix qu’il a débourrés tout seul, puis quand j’étais tout petit, il a déménagé pour élever un troupeau de Camarguais dans le Sud. Moi j’ai grandi avec l’envie de devenir acrobate, d’où ma formation à l’Ecole du Cirque Fratellini. Et puis, comme Bartabas cherchait un voltigeur, ça s’est fait naturellement : j’ai croisé ces deux activités, l’acrobatie et le cheval... »
Vous qui avez suivi l’Ecole du cirque Fratellini qui est maintenant à Saint-Denis, vous diriez que la Seine-Saint-Denis est une terre de tradition circassienne ?
« Il y a de belles choses oui : Valérie Fratellini à l’Académie place ses élèves dans les meilleures dispositions. L’école nationale des Arts du Cirque de Rosny est aussi une belle école. Après, les temps sont durs pour les aspirants au cirque : à mon époque, la sélection était rude, mais celui qui le voulait vraiment, qui bossait dur, y arrivait. Là, la concurrence est partout : il y a je ne sais combien d’écoles de cirque et les anciens gymnastes se sont mis sur les rangs à leur tour. »
C’est vrai qu’il s’agit du dernier spectacle de Zingaro ?
« Je ne sais pas. Ca m’étonnerait parce que Bartabas ne s’arrête jamais. Sous une forme ou sous une autre, ça continuera. Personnellement en revanche, c’est mon dernier spectacle avec Zingaro. Je sais que ce sera dur dans les premiers temps, mais j’ai envie de prendre un peu de recul. Mais Zingaro, ça restera toujours une partie de moi : la route, l’aventure, les copains... Et puis ce respect pour le spectacle : y aller quoi qu’il se passe, en dépit du trac ou des pépins physiques, trouver cette pulsion. C’est vraiment une belle école de la vie. »
Propos recueillis par Christophe Lehousse
Photographie : Eric Garault
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