« En Seine-Saint-Denis, les violences policières sont une réalité beaucoup plus fréquente qu’ailleurs »
En Seine-Saint-Denis, les violences policières ont émaillé la période du confinement. En ce début juin, la question des violences et du racisme dans la police a fait brutalement irruption sur la scène médiatique et politique, avec le meurtre de George Floyd à Minneapolis, et le succès de la grande manifestation organisée par le comité Adama en France. Entretien avec Fabien Jobard, chercheur spécialisé sur les questions de police.
SSD mag : Pourquoi la question des violences policières est-elle particulièrement prégnante dans le 93 ?
L’importance de la question des violences policières en Seine-Saint-Denis est liée d’abord à la grande proximité entre police et pouvoir central, du fait du poids de la Préfecture de police dans le département. Cette institution a une histoire : entre 1920 et 1945, elle disposait d’une « brigade nord-africaine », spécialement dédiée à la surveillance des immigrés. La Préfecture de police fut ensuite en première ligne de la guerre menée par le FLN en Métropole, ce qui a amené des stratégies et des pratiques, mais aussi une culture d’institution très orientées sur les Maghrébins. Une décennie plus tard, dans les années 1970, lorsque les pouvoirs publics et la police s’inquiètent de la situation dans les grands ensembles, les postes hiérarchiques sont occupés par des hommes qui ont débuté pendant la guerre d’Algérie. Pour eux, le travail restait le même : contrôler les immigrés. Dans ces villes de banlieue, la police était en sous-effectifs et sous-équipée. Du coup, elle faisait plus rapidement usage de la force et preuve d’autorité.
Depuis, les politiques de sécurité en Seine-Saint-Denis sont restées marquées par l’idée que les jeunes hommes des cités doivent rester dans leur cité. Les CRS envoyés en « sécurisation » sont postés sur les ronds-points entre les cités et le centre-ville, plus riche, et qui vote. De même, dans les gares RATP et RER, toutes sous l’autorité du préfet de police, les policiers interviennent en particulier sur les points de jonction entre la banlieue et Paris : Châtelet-Les Halles, ou les gares. On n’a jamais vraiment trouvé de modèle de police alternatif. L’Etat n’a jamais rompu avec cette politique de démarcation entre la cité et centre-ville riche.
Si bien que contrairement à ce qu’on entend en ce moment, ce n’est pas tel ou tel policier qui fait preuve de racisme, mais l’institution elle-même qui en est empreinte, car ses missions sont le produit de cette histoire, qui est aussi une histoire sociale. Même si aujourd’hui la police ressemble beaucoup plus à la population de Seine-Saint-Denis qu’il y a vingt ans -et c’est une partie de la solution aux violences policières-, cela ne règle pas tout le problème. C’est le travail qu’on demande d’effectuer aux policiers qui est fondé sur la démarcation entre autochtones et descendants d’étrangers.
SSD Mag : Au-delà de la politique institutionnelle, ces violences sont-elles aussi liées aux caractéristiques sociales de la population de Seine-Saint-Denis ?
C’est un département qui est particulièrement touché par la désindustrialisation qui sévit partout en France, comme l’a tristement illustré le Covid. Aujourd’hui, un jeune homme sans qualification ne trouve pas d’employeur. Dans le 93 en particulier, nombreux sont les jeunes hommes qui se retrouvent dans la rue, à tuer le temps pour la plupart, à essayer de vivre de la délinquance de voie publique, notamment du trafic de stupéfiants, pour quelques-uns. Or de tous temps, les jeunes hommes oisifs dans l’espace public sont l’objet principal du travail des policiers. Dans un contexte de raréfaction des éducateurs, de la prévention spécialisée, des travailleurs sociaux, le face-à-face est immédiat avec la police.
Aussi, dans ce département, la violence policière est une réalité diffuse, beaucoup plus fréquente qu’ailleurs. Les récits autour de ces violences font partie de l’expérience de socialisation : vos parents vous enseignent la crainte de ces violences et la méfiance vis-à-vis de la police, on en parle avec ses frères et sœurs ou avec les copains. Avant, les récits d’entrée dans l’âge adulte portaient sur le service militaire ou la première expérience de l’usine. Aujourd’hui, les violences policières font intimement partie du récit qui forge l’entrée dans l’âge adulte.
SSD Mag : Plusieurs « affaires » de violences policières ont défrayé la chronique pendant et après la crise du Covid. On a vu sur les réseaux sociaux défiler le passage à tabac de la jeune Ramatoulaye à Aubervilliers, des propos racistes entre policiers à l’Ile-Saint-Denis, après la poursuite d’un homme qui se jetait dans la Seine, ou encore le témoignage de Gabriel jeune Bondynois de 14 ans grièvement blessé à l’œil après une interpellation. Le confinement a-t-il exacerbé l’hostilité entre la police et la population ?
Pendant la période du confinement, les pouvoirs publics ont voté une loi d’urgence sanitaire prévoyant une contravention spécifique à l’encontre du simple fait de passer du temps dans l’espace public. On retrouve directement les jeunes hommes dont nous venons de parler. Cette contravention a notamment donné l’opportunité aux policiers de sanctionner les petites mains du trafic. C’est un objectif que les pouvoirs publics essaient d’atteindre depuis longtemps sans y parvenir : que l’on pense aux lois Vaillant-Sarkozy sur l’occupation des hall d’immeubles, en 2001-2002, par exemple. L’état d’urgence sanitaire a enfin permis la sanction du simple fait d’être là sans rien faire.
Bien que le but initial ne fût pas celui-ci, la police a utilisé cet outil juridique pour contrôler et mettre des contraventions aux jeunes hommes oisifs ou prenant part au trafic de stupéfiants qu’ils n’arrivent d’ordinaire pas à verbaliser. Elle a sans doute concentré ses contrôles sur cette population. Cela explique en partie le fait qu’après une semaine 10% des contraventions aient été délivrées en Seine-Saint-Denis, ou que le taux de verbalisation dans le département soit de 17%, contre 6% au national. Ce n’est pas le seul facteur, il y a bien sûr la taille des appartements, d’autres problématiques sociales... Ainsi, une partie des facteurs qui expliquent la surmortalité dans le département est la même que celle qui explique la sur-contravention.
La manifestation du 2 juin a connu un grand succès. Dans ses rangs, beaucoup de jeunes venant des villes du 93. Une telle mobilisation contre les violences des quartiers eux-mêmes est-elle une première ? Que peut-on en espérer ?
La manifestation du 2 juin est historique. Non qu’elle soit la première manifestation de la jeunesse « descendante de l’immigration » (sachant qu’elle en « descend » depuis plus de deux générations désormais). La Marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983, était également un événement historique. Mais cette fois, l’ampleur de la foule réunie, en dépit des consignes sanitaires et de l’interdiction préfectorale, fait de cet événement un acte majeur.
On croit souvent que les mobilisations ont pour destinataire ou cible le politique, le gouvernement. En réalité, elles pèsent d’abord sur l’environnement médiatique. Ces derniers jours, les journalistes évoquent les violences policières ou même évoquent Adama Traoré sur le ton de l’évidence (jeune homme décédé en 2016 après une interpellation de la gendarmerie, ndlr). C’est une victoire considérable pour les organisateurs et pour la soeur d’Adama Traoré en particulier, car cela renverse la charge de la preuve publique : ce sont eux qui posent les termes du débat, c’est au gouvernement et à la police de justifier. L’annonce par le ministre de l’Intérieur au mois de juin de tout un ensemble de mesures visant à lutter contre le racisme dans la police est leur victoire. Plus dure bien sûr est la lutte visant à faire que les vœux ministériels soient traduits dans la conduite effective de l’institution.
De quelles politiques publiques les institutions pourraient-elles s’inspirer pour, sinon régler, au moins remédier aux violences policières et à la défiance entre population et police ?
Les problèmes que nous venons d’évoquer ne sont pas (que) des problèmes policiers. Ils naissent de l’abandon du terrain par les travailleurs sociaux et les éducateurs, victimes des économies budgétaires. On ne peut pas demander à la police de porter seule les problèmes sociaux sur ses épaules et dans le même temps de se réformer. Par une autonomie budgétaire qu’il faut retrouver, il faut repeupler la rue et les espaces communs, de manière à ce que les policiers ne soient plus systématiquement seuls en première ligne sur les problèmes sociaux.
Propos recueillis par Elsa Dupré
Un habitant du département sur deux se dit victime de discriminations
Alors que les derniers jours ont rappelé les discriminations dont est victime une partie de la population, le Département a publié mercredi 10 juin une étude inédite sur les discriminations en Seine-Saint-Denis. Réalisé par Harris Interactive, ce sondage auprès de 1004 habitants du département révèle notamment que près d’un Séquanodionysien sur deux (56%) dit avoir été victime de discrimination dans les 5 dernières années.
Couleur de peau, quartier, religion... ces discriminations concernent notamment l’emploi, le logement et la police/justice, premier service public cité et source de potentielle discrimination selon 81% des sondé·e·s. Un chiffre qui monte même à 88 % chez les jeunes interrogés (entre 18 et 24 ans). « Nous savons que les discriminations existent, et qu’elles s’expriment encore plus durement dans certains territoires, comme la Seine-Saint-Denis. Mais nous tenions à réaliser une étude pour rendre objectif ce sentiment diffus au sein de la population, en le confrontant à la réalité des faits. Sortir du déni, c’est déjà agir. », a commenté le président du Département Stéphane Troussel. Ce dernier en appelle en urgence à une stratégie nationale de lutte contre les discriminations.
CL