Thomas Lilti de retour aux urgences
Durant la crise du coronavirus, le réalisateur de la série Hippocrate sur Canal+, ancien médecin, a remis la blouse en Seine-Saint-Denis, au centre hospitalier intercommunal Robert-Ballanger d’Aulnay-sous-Bois. Il a passé quatre semaines aux urgences, auprès des patients et des équipes médicales. Interview.
Après avoir été médecin, vous êtes aujourd’hui réalisateur. Vous disiez, en 2016, « Médecin c’est ce qui nous constitue ». Vous le pensez toujours ?
Oui, je le pense toujours. Et pour le coup, j’en ai eu la preuve par l’exemple… Quand cette crise a commencé, j’étais en train de tourner la saison 2 d’Hippocrate à Robert-Ballanger. Il m’a fallu quelques jours pour m’organiser et pour réfléchir à comment m’investir.
Et la logique a été tout de suite d’envisager l’investissement. Le fait que je sois médecin -même si je ne pratique plus- a été une évidence pour moi que je devais aider. Même si mes compétences ne sont pas ultra performantes et pointues, et à jour. Mais il y a toujours moyen d’aider quand même…
Dans cette interview, vous vous disiez prêt à renfiler la blouse si la situation le nécessitait…
Oui et j’étais content de le faire. Je l’ai fait surtout parce que c’était Ballanger.
Que pouvez-vous nous dire sur Ballanger ?
Robert-Ballanger est un hôpital intercommunal. C’est un gros hôpital avec beaucoup de services. Ils ont quasiment tout en fait : de la pédiatrie, de la réanimation, de la chirurgie... Malheureusement, les hôpitaux intercommunaux sont dépourvus en moyens. Ils sont vraiment les parents pauvres de l’hôpital public de France. De plus, celui-ci est situé en Seine-Saint-Denis, un département défavorisé, en difficulté. Pour toutes ces raisons-là, il était prégnant pour moi de m’y investir.
Et vous avez pris en charge les patients de cet hôpital ? Que pouvez-vous nous en dire ?
La population qui accède aux urgences est très diverse. Tous les milieux socio-culturels sont représentés. Il y a bien sûr des gens défavorisés pour qui la porte des urgences est l’accès aux soins le plus immédiat, car ils ne consultent pas facilement des médecins.
On retrouve aux urgences le mélange des cultures propre à la Seine-Saint-Denis qui est tout à fait passionnant. Il faut réussir à se débrouiller avec la barrière de la langue. Quand c’est de l’algérien, du marocain -des langues parlées par une partie du personnel soignant- on se débrouille pour trouver des interprètes. Quand les patients sont issus d’Europe de l’Est : russe, croate, il est plus difficile de se faire comprendre, surtout quand il n’y a pas l’anglais en commun. Ce n’est pas évident. C’est aussi une chose qui rend le travail intéressant et passionnant.
Est-ce que cette période a renforcé votre lien avec la Seine-Saint-Denis ?
Nettement, clairement. Dire que je suis lié à la Seine-Saint-Denis serait certainement excessif,… Mais le fait d’y tourner, de me projeter dans une saison 3 là-bas, le fait qu’on s’y est fait des amis, des relations professionnelles, que beaucoup de comédiens et de figurants viennent du département, la plupart d’entre eux... Ca crée beaucoup de lien, ça renforce ce lien.
C’est difficile de dire, de savoir, comment on est lié à un département lorsqu’on n’y vit pas. Ce lien est mon outil de travail. C’est là où je vais travailler et c’est spontanément là où j’ai eu envie d’aider quand la crise a commencé. Je me sens lié au département et particulièrement lié à l’hôpital Robert-Ballanger qui fait partie de la Seine-Saint-Denis.
Vous avez passé quatre semaines à Ballanger, quand avez-vous arrêté d’y aller ?
J’ai commencé à arrêter quand ça commençait à aller mieux en fait. Quand on commençait un tout petit peu à lever le pied, je me sentais pour le coup moins utile. Je voyais moins comment je pouvais aider.
La série Hippocrate que vous réalisez pour Canal+ raconte la souffrance au travail des soignants à l’hôpital, le manque de considération, la pénurie de moyens… en redevenant médecin qu’avez-vous constaté ?
Que mon travail a du sens. La série vise juste dans ce qu’elle raconte, dans ce qu’elle essaie de véhiculer comme valeurs. Au-delà du plaisir qu’on a à la regarder, des personnages, du romanesque, il y a l’hôpital public qui a été très abîmé en France depuis 30 ans, il y a les soignants qui sont en souffrance. Et ça, bien avant la crise sanitaire du Covid... Voilà ce dont j’essaie de témoigner à travers mes films et à travers ma série depuis maintenant plus de dix ans. Je trouve que cela a encore plus de sens aujourd’hui.
Aujourd’hui on applaudit les soignants à 20 heures. C’est déjà ça. C’est mieux que rien. C’est le geste spontané de la population. Mais dans le fond, les politiques depuis trente ans n’ont fait qu’abîmer ce lien. Tous les usagers de l’hôpital se plaignent de cette déshumanisation quand ils y vont.
Les usagers ont-ils raison de se plaindre de l’hôpital ?
Ils ont raison. Mais il ne faut pas se tromper de cible. Il ne faut pas s’en prendre au personnel. Même si les soignants essaient de faire leur métier le mieux du monde, ils le font souvent mal. Quand on est empêché de bien faire son travail de soins à la personne pour des raisons économiques, de management, de manque de moyens, de matériel, de fait, on est malheureux et on souffre.
Pendant le Covid, le président a parlé de médecine de guerre. Mais ce n’est pas de la médecine de guerre, c’est de la médecine de pénurie qu’on a. On manque de moyens. Le problème n’est pas le Covid. C’est l’arrivée du Covid sur un système qui ne fonctionne pas. Un système qui est déjà en pénurie. Et on l’a vécu très fort. Oui, il faut aider les soignants et ré-améliorer cet outil de travail qu’est l’hôpital.
Comment ressortez-vous de ces trois semaines ? Encore plus en colère, plus déterminé ?
Paradoxalement j’en ressors avec des choses très personnelles. Me sentir utile à titre personnel dans cette période-là, c’est quand même important. De retrouver des souvenirs de jeunesse, un peu de nostalgie, c’était émouvant… même si cela n’a aucun intérêt du point de vue de la crise qu’on connaît.
Cela m’a donné encore plus foi en l’humanité et évidemment dans ces gens qui choisissent ces métiers que j’appellerais des métiers de soignants, des métiers tournés vers les autres, d’aide à la personne. C’est quand même particulier de faire le choix de sa vie quand on a 17, 18, 19, 20 ans de se dire : « Ce que je veux faire comme métier, c’est un métier où je suis tourné vers les autres, je vais essayer de soigner les autres, et je vais essayer de les aider, c’est ça qui m’intéresse. » C’est le cas des infirmiers, des infirmières, des aides-soignants et aussi des médecins, des médecins hospitaliers. Je peux vous dire que c’est un sacré boulot. Même si comme à Robert-Ballanger on ne va pas être mis en lumière comme les grands chefs dans les grands CHU, les grands hôpitaux, on va être un peu plus dans l’ombre.
Moi je me suis rendu compte de leur grande capacité d’adaptation. On dit le service public, les gens, les fonctionnaires, ils sont réactionnaires, ils ne bougent pas. Moi, face à la crise je les ai vus. Ils se sont adaptés. Ils se sont battus avec les moyens qu’ils avaient et ça, ça donne quand même sacrément la foi.
Cela m’a fait me dire que mon combat vaut le coup : essayer de tirer le signal d’alarme de la souffrance au travail, pointer du doigt un système qui dysfonctionne depuis des années et qui tire dans le mauvais sens.
Mon combat vaut le coup car les soignants valent le coup qu’on se batte pour eux. Cela vaut aussi pour les médecins de campagne, en zone rurale, à qui j’avais consacré un film. Ce sont des gens importants qui sont en train de disparaître.
L’hôpital est un pilier de la République. On a eu tendance à l’oublier, non ?
Bien sûr, il y a l’école, l’hôpital. Ce sont les grands services publics qu’il faut chérir. On voit bien dans une crise comme celle-là, ce qu’il y a de plus important. Finalement, on se rend compte que tout peut s’arrêter. Par contre, l’hôpital ne peut pas s’arrêter. Il doit continuer à fonctionner dans une crise grave comme ça. On a eu tendance à l’oublier par des aveuglements.
C’est magnifique à l’hôpital que les urgences - et je l’ai vécu à Ballanger- soient une porte ouverte. N’importe qui, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, n’importe quel jour de la semaine, on peut entrer. Ce sera toujours ouvert. Il y aura toujours quelqu’un : des médecins, des infirmiers, des gens avec des compétences incroyables, ultra-formés, des niveaux d’études, des exigences, du matériel. Ils vont vous prendre en charge, qui que vous soyez, quel que soit le motif pour lequel vous entrez par cette porte. Que ce soit un motif gravissime de vie ou de mort ou juste parce qu’on ne se sent pas bien. De toutes manières on sera vu par quelqu’un, quel que soit son milieu socio-culturel, quelle que soit évidemment sa religion, la couleur de sa peau. Il y a une égalité totale à l’hôpital quand on arrive par la porte des urgences. C’est quelque chose d’assez exceptionnel et je pense d’indispensable.
Je n’ai jamais vu, de mes yeux, de ségrégation alors que dans la société partout dans tous les secteurs - à moins d’être hypocrite et de se voiler la face - il y a des inégalités très fortes. Même à l’école, alors que c’est un autre pilier de la République, il y a beaucoup d’inégalités en fonction de son niveau socio-culturel. Mais aux urgences, il n’y en a pas. La seule chose qui guide les soignants, c’est leur instinct pour déterminer si tel cas est plus grave que tel autre. C’est quelque chose d’assez exceptionnel qu’il faut préserver.
Avez-vous vécu ce moment comme quelque chose d’historique ?
Non. Je le vis comme quelque chose au présent. Même si je pense en effet que tous ceux qui auront vécu ce confinement s’en souviendront. On se souviendra plus du confinement que du Covid. Les deux tiers de la planète se sont arrêtés de vivre tel qu’on avait l’habitude de vivre. Les gens sont restés chez eux, ont arrêté de se voir. Je ne sais pas si « historique » c’est le bon terme. Mais en tout cas, c’est quelque chose auquel on n’était pas du tout préparé. On ne pensait pas que ça pouvait arriver.
Avez-vous pensé à votre autre métier de réalisateur dans ces moments-là ?
Paradoxalement pas tellement. Des gens autour de moi pensaient que ça allait me servir pour me donner des anecdotes à mettre dans la série. Mais je n’y suis pas du tout allé dans cet état d’esprit. Des anecdotes et des expériences à mettre dans la série, j’en ai tout plein. J’en ai toujours eu. J’ai pratiqué la médecine pendant vingt ans entre mes études et la médecine. J’ai emmagasiné énormément de souvenirs que je réactualise en lisant pas mal de papiers… Après obligatoirement, ça infuse.
Faire un film sur le Covid, est-ce envisageable pour témoigner ?
Moi je les attends ceux qui veulent faire un film sur le Covid. Je trouverais cela tellement opportuniste. Pour ma part, je témoigne en répondant aux journalistes. Quant à une démarche artistique je le ferai peut-être mais ce n’est pas le moment, peut-être à distance. Il faut du recul. Moi en tout cas, j’ai besoin de recul.
Comment s’est faite votre rencontre avec Robert-Ballanger ?
J’avais déjà tourné à Ballanger pour une scène de bloc opératoire du film "Première année". Et c’est là que j’ai entendu parler pour la première fois d’un bâtiment désaffecté sur le site de l’hôpital. Pour la série Hippocrate, on cherchait alors un grand décor : on a donc en partie privatisé le bâtiment. Petit à petit, on a tendance à tout envahir. Je pense que bientôt il n’y aura plus que nous !
Vous louez des locaux à Robert-Ballanger ?
Beaucoup de structures le font, comme le métro parisien, d’autres hôpitaux, cela n’a rien d’exceptionnel. Nous louons le décor et après l’argent est utilisé, j’espère à bon escient, à l’hôpital.
Crédit photo : Fred Kihn
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