Rencontre avec Marguerite Abouet

Avec « Akissi ambiance le monde », Marguerite Abouet propose une exposition à la bibliothèque Robert-Desnos à Montreuil. L’occasion d’en savoir plus sur son héroïne, son autrice, qui vit entre Romainville et Noisy-le-Sec et sur la fête qu’elle compte organiser à l’occasion des 10 ans d’Akissi si le confinement le permet… Interview.

Vous fêtez les dix ans d’Akissi en Seine-Saint-Denis dans une bibliothèque. Quel beau cadeau vous faites aux enfants !
Je suis très attachée aux bibliothèques et je suis très fière qu’Akissi fête ses 10 ans justement à la bibliothèque de Montreuil. Je fais beaucoup de rencontres avec mes lecteurs et lectrices, dans les bibliothèques de Seine-Saint-Denis. Une bibliothèque doit être quelque chose de naturel pour les enfants. Pour moi, elle doit faire partie d’une ville. De bonnes bibliothèques, avec des espaces enfants car c’est dès petit qu’on doit commencer à aimer les livres.

Vous avez créé des bibliothèques en Afrique je crois…
Avec mon association Des livres pour tous, j’en ai créé 3 en Côte d’Ivoire. Ce sont des bibliothèques jeunesse, cela va de la maternelle à la terminale. Dans ces centres de lectures, les enfants qui n’auraient pas normalement accès à des ouvrages pourront entre autres, valoriser leur pratique des lectures et de l’écriture, nourrir et développer leur imagination, argumenter, échanger, débattre autour des livres et s’ouvrir au monde.

Et justement le dernier album de Akissi aurait pu s’appeler « Akissi confinée », non ?
Nous avons préféré le titre d’Enfermés dedans. Avec Mathieu Sapin, je me suis dit qu’il fallait aussi qu’Akissi soit confinée. Elle se retrouve à la maison avec sa famille, avec sa sœur. Akissi est enfermée et elle gère les mêmes problèmes de cohabitation avec ses parents comme tous les autres à cause de la crise sanitaire. C’est aussi un moyen pour moi de dire aux lecteurs d’Akissi qui se posent, la plupart du temps, beaucoup de questions sur cette Afrique que les petits africains ne sont pas épargnés par ce virus. Et qu’ils ont les mêmes problèmes que tous les autres enfants du monde.

J’ai l’impression que vous écrivez à hauteur d’enfant…
Quand je raconte des histoires d’Akissi, je suis une enfant. Je me mets vraiment à la hauteur de mes personnages et je me reconnais en mes personnages. Et quand je raconte des histoires d’adultes, je suis une adulte. J’essaie d’être le plus proche de mes personnages.

Quand vous rencontrez des lecteurs qui connaissent parfaitement Akissi, qui la comprennent, la considèrent même comme une amie, qu’est-ce que vous vous dites ?
Que j’ai créé un personnage universel tout simplement. Akissi fait découvrir son monde, à travers son histoire, celui d’une bande d’enfants qui vivent leur vie d’enfants entre débrouille-magouille-jalousie. Quand je demande aux enfants « quel est votre préféré dans cette bande d’amis ? », chacun en a un auquel il s’identifie.

Qu’est-ce que les enfants aiment chez Akissi ?
Souvent les enfants me disent qu’Akissi est une aventurière. Rien qu’en étant dans sa maison, en traversant même sa rue, en étant dans son quartier. Le fait qu’on puisse tous être des aventuriers leur plait énormément. Je leur dis que oui, AKissi est un peu comme eux. Elle essaie de vivre avec le monde qui l’entoure et ce n’est pas facile. Ça demande énormément de volonté, de courage de vivre ensemble, de tisser les liens, de s’accepter les uns les autres. Ce sont des combats quotidiens. C’est tellement génial quand on y arrive. Ça fait des enfants curieux qui plus tard feront des adultes bien dans leur peau…. Je pense que lorsqu’on grandit, on peut perdre tout ça. Mais justement le but c’est de ne pas le perdre, de pouvoir garder cette âme et pouvoir rire de tout et surtout de soi. C’est une alternative à tous les grands maux de la terre.

Et vous ? avez-vous gardé cet état d’esprit d’aventure ?

Je suis prisonnière de mes souvenirs personnels, des endroits où j’ai vécu. Je suis assez nostalgique de ce pays quitté trop tôt, malgré moi (ndlr Marguerite Abouet est arrivée en France à 12 ans pour faire des études), de ce quartier, de ma famille. Et justement je me rends compte que mon imaginaire est teinté de tout ce que j’ai vécu, de mes souvenirs heureux. J’ai comme l’impression de ne pas avoir perdu cette légèreté.

Qu’est-ce qui vous a permis de garder cette fraicheur de l’enfance ?
C’est vrai que le respect des autres, le goût du partage, tout ce que j’ai appris de mes parents et de mon enfance m’ont donné l’impulsion de la curiosité. À partir de cette ouverture, j’ai pu découvrir dans chaque culture ce qui fait sa séduction, sa poésie, ses énigmes aussi parfois. Il faut dire que les Ivoiriens, on a cet ADN-là. On est un pays qui rit de tout.

Vous allez monter sur scène à la bibliothèque de Montreuil ?
J’espère qu’on pourra faire cette inauguration malgré la situation sanitaire et montrer cette exposition d’Akissi. On a prévu de faire une lecture dessinée en musique. Je vais lire, Mathieu Sapin va dessiner et Demba-Demba va jouer. Ça change un peu du truc classique où on se parle, où on nous pose les mêmes questions.

Comme Emmanuel Guibert avec Ariol ?
Il est à fond, lui. Il le fait depuis des années. Il est complet. C’est un musicien. C’est un chanteur. C’est un auteur. Il est incroyable. Nous, on est un peu loin derrière. Pour moi, c’est la première fois.

C’est une première mondiale, alors ?
Je l’ai déjà vu mais joué par d’autres. Comme Akissi est traduite en 10 langues, il m’arrive d’assister à des scènes jouées par des comédiens. Ce fut le cas en Allemagne, ils font les voix et c’est très amusant. Dans les écoles, lorsque j’y vais, les enfants me jouent des scènes d’Akissi et de ses amis. Je trouve ça très drôle.

Vous allez chanter ?

Non, mais s’il y a des enfants, il faut qu’on s’attende à tout. Ils sont assez imprévisibles. Il faut pouvoir avoir plusieurs cordes à son arc. Ils peuvent vous demander de chanter la berceuse qu’Akissi préfère par exemple.
Devant des adultes, je peux être un peu gênée. Mais devant des enfants, je n’ai aucune gêne, je les vois comme mes enfants. En plus puisque Akissi, c’est beaucoup moi… - c’est autobiographique, les enfants en profitent pour me poser toutes sortes de questions.

Quelles sortes de questions vous posent les enfants ?
Est-ce que comme Akissi j’ai brûlé les cheveux de ma sœur ? est-ce que, comme Akissi, j’ai pissé dans le matelas de mon frère (pour le faire accuser) ? est-ce que j’ai été aussi mordue par un serpent ? Pour eux, c’est quelque chose d’incroyable. Ils veulent voir ma cicatrice. Je montre mon pied aux enfants. Je joue le jeu. Ce qui m’intéresse, ce sont ces moments partagés, leur faire découvrir encore l’autre, l’ailleurs.

Akissi est connue au Brésil, en Corée, elle est lue partout dans le monde. Allez-vous fêter son anniversaire dans tous ces pays ?
J’ai déjà fait le tour du monde avec les personnages que j’ai créés. Aya est traduite en 19 langues. Akissi suit les pas de sa grande sœur. Il y a des pays que j’ai découverts grâce à mon travail. C’est toujours impressionnant d’arriver dans un pays qui est totalement loin de la France, où je vis. En Côte d’Ivoire, on a quand même un lien personnel avec la France. Pays colonisé, on partage une culture avec la France, ne serait-ce que par la langue. Je n’ai pas besoin d’expliquer les mots employés dans la BD. Ce qui est différent dans les autres pays.
Quand je rentre, je me dis que j’ai vraiment de la chance. Il n’y a qu’en France, dès l’aéroport, qu’il y a ce brassage de gens, ces couleurs. Ça me fait la même chose quand j’arrive en Afrique je me dis : « Tiens je suis chez moi. »
Dans les pays du Nord de l’Europe, les gens sont à la recherche d’Ailleurs. Et ce qui revient à chaque fois, dans le débat c’est : « Les Africains ont les mêmes problèmes que nous (de famille, des soucis pour leur enfant) et c’est leur manière de les résoudre qui diffère. » Et je leur réponds que « oui, vous n’êtes pas différents de nous ». Pour ça, mes héroïnes sont vraiment des ambassadrices du « remettre un peu les choses en place sur ce continent ».

Ça veut dire quoi de « remettre un peu les choses en place sur ce continent » ?
La plupart des livres, des romans, des films d’animation ont un peu donné une mauvaise image de l’Afrique. Soit on nous montre une Afrique qui souffre, où il y a plein de problèmes. Soit, c’est très folklorique, ou très contes et légendes. Et Aya comme Akissi nous racontent une Afrique différente. Akissi c’était une envie de ne pas se focaliser sur les contes et les légendes. Par exemple, Kirikou est une vision qui ne correspond pas à la vie d’un Africain moderne. Aya et Akissi ne vivent pas avec des animaux mais dans un quartier d’une ville. C’est remettre un peu de vérité dans tous les écrits.

A quels livres pensez-vous ?

Je pense à Hemingway et même Hergé. Il y a de quoi se poser des questions. Je n’ai rien contre Tintin au Congo. Mon fils l’a lu et il m’a dit : « Maman mais ça n’a rien avoir avec l’Afrique. » Il faut dire aux enfants que ce livre date du début du siècle dernier. Hergé n’est même jamais allé en Afrique. C’était ce qu’on pensait de l’Afrique à cette époque.

C’est quand même un livre horrible…
C’est à nous parents, d’expliquer la vérité à nos enfants en mettant en avant la fraternité et en encourageant la tolérance. Qu’ils puissent traiter l’autre avec respect, sans jugement ou préjugé, et sans distinction de race, de religion, origine nationale, ethnicité, handicap, sexe, identité de genre ou d’âge. Il faut leur rappeler les bénéfices que nous pouvons tirer de nos différences, de notre diversité. Je ne souhaite pas faire disparaître ce livre, dont j’ai d’ailleurs un exemplaire à la maison. Mon enfant est assez ouvert et il est capable de dire à ses amis que l’Afrique, ce n’est pas ça. Il faut les aider à être fiers de leurs origines, en faisant des livres, en écrivant des histoires, animées ou fictions qui dépeignent une autre Afrique.

Qui est Bienvenue ?
Dans « "Bienvenue"" (BD en 3 tomes Singeon au dessin, éditée par Gallimard) je montre la jeunesse parisienne comme j’avais montré celle d’Abidjan dans Aya de Yopougon. Bienvenue c’est moi… comme ça peut être vous. J’étais étudiante à Paris, j’ai galéré… C’est pour dire que je ne parle pas que d’Afrique. J’ai passé plus de temps en France qu’en Afrique. Bienvenue, j’ai fait exprès qu’elle soit blonde. Encore une fois, j’avais envie de casser un peu tous les codes. Moi, ce n’est pas la couleur de la peau qui m’intéresse. C’est vraiment les histoires, c’est vraiment les gens. On n’est pas si différents que ça. On a connu, un peu tous, la même chose : la chambre de bonne, les petits boulots, les fins de mois difficiles, les amourettes… en ça, je me sens proche d’elle. Bienvenue me ressemble. Et c’est une manière de parler de Paris. C’est un hommage à cette ville qui m’a vu grandir. Bienvenue à Paris !

Propos recueillis par Isabelle Lopez

A lire aussi :
Marguerite Abouet, l’auteure de Aya de Yopougon, est aussi à l’origine de la série télévisée panafricaine « C’est la vie ». Suivie par 100 millions de téléspectateurs, cette série aborde toutes les questions de prévention et de santé jusqu’aux tabous de l’excision, du mariage précoce... Celle qui vit entre Romainville et Noisy-le-Sec revient sur cette belle aventure qui se termine.

Dans l'actualité