Ranwa Stephan, de guerre lasse
A 43 ans, cette ancienne reporter de guerre en Syrie et en Afghanistan a choisi de tourner la page de son ancienne vie pour se consacrer à la production des « Délices de l’Ogresse », des confitures bio qu’elle concocte amoureusement dans son domicile courneuvien. Portrait.
« Je me suis rendue compte que j’avais envie d’autre chose que des malheurs du monde, de quelque chose de plus joyeux. » Dans la quiétude de sa cuisine, Ranwa Stephan revient sur ce qu’on appelle un changement de vie. A 43 ans, cette ancienne reporter de guerre a déserté les champs de bataille de Syrie pour se lancer dans une autre aventure : la confection de confitures bio. Voilà un an, cette Courneuvienne a décidé de remiser la caméra pour revenir à une passion d’enfance : la cuisine et ses joies immédiates.
« Si j’ai changé d’activité, c’est en grande partie en raison de mon expérience en Syrie », explique celle qui aura tout de même eu la satisfaction de monter une exposition il y a deux ans sur un festival de graffiti organisé par de jeunes gens en Syrie, dans une ville à l’origine de la révolution laïque. « Ce sont des voyages pas faciles : on perd trop de gens, ou alors on les laisse exposés au danger quand soi-même on se met à l’abri », poursuit-elle, la gorge nouée, tandis qu’une ombre passe dans sa jolie cuisine.
Alors, pour repartir du bon pied, se préserver aussi sans rien oublier, la reporter s’est faite Ogresse, du nom des « Délices de l’Ogresse », sa marque de confitures et pâtes à tartiner bio qu’elle produit désormais dans le laboratoire attenant à sa maison. « J’ai toujours adoré cuisiner. Dans la maison de ma maman, la chose la plus importante aujourd’hui encore, c’est la cuisine. Et ma mère est peut-être la Palestinienne de France qui maîtrise le mieux la choucroute... », dit en souriant cette fille de Palestiniens réfugiés au Liban après 1948 et arrivés en France en 1978.
Dans ce grand chambardement, il subsiste tout de même un lien avec sa vie d’avant : les épices. « De tous les pays que j’ai traversés, et aussi des pays de ma tradition familiale – Palestine, Liban, Jordanie - je tire une connaissance des épices et des plantes, qui m’aide beaucoup au moment d’inventer mes recettes », explique Ranwa Stephan. Et d’énumérer quelques-unes de ses créations culinaires : une confiture « citron de Sicile - sauge », une autre « orange - géranium », une troisième « figue - anis vert - sésame ». « Cette dernière me vient de ma grand-mère. C’est un peu ma madeleine de Proust. J’en avais le souvenir enfant, mais je n’avais pas la recette. J’ai cherché aussi longtemps qu’il fallait pour en retrouver le goût. C’est arrivé presque par accident : un jour, j’ai laissé un peu trop cuire et c’est comme ça qu’a resurgi cette saveur sans pareille. »
Dès le début de sa nouvelle aventure, il était clair pour Ranwa Stephan qu’elle ne ferait que du bio et son corollaire, de l’équitable. « C’était une évidence pour moi : durant des années, on a tellement mis d’intrants, de pesticides sur les cultures, pour augmenter les rendements, par souci du moindre effort aussi… On a fait n’importe quoi. Moi, je voulais un produit qu’on pourrait acheter sans culpabilité, qui soit à la fois sain et qui ne résulte pas de l’exploitation éhontée d’un agriculteur. »
Cette exigence a un prix, la cuisinière en convient, qui n’est peut-être pas à la portée de toutes les bourses. Aux Délices de l’Ogresse, la confiture « ananas-anis étoilé » est à 6 euros, celle « fruits du planteur » à 8, les pâtes à tartiner à 9. « C’est sûr, c’est plus cher que d’autres produits. En même temps, il y a chez moi une démarche de qualité et d’éthique. J’estime payer au juste prix, et cela a un coût », argumente Ranwa Stephan, qui s’approvisionne pour ses matières premières chez des grossistes bio de Rungis, comme Pro-Natura.
Produire local et de qualité : les Délices de l’Ogresse s’inscrivent dans un mouvement de fond de plus en plus perceptible en Ile-de-France et plus particulièrement en Seine-Saint-Denis. Car le département a beau être un des plus urbanisés de France, on note ces dernières années des démarches de production et de transformation culinaires – en partie soutenues par la marque départementale In Seine-Saint-Denis - comme le « miel-béton » de l’association « Zone sensible » à Saint-Denis, le saumon fumé de la maison Safa à Montreuil ou les bières La Montreuilloise ou Gallia à Pantin. « C’est lié à deux phénomènes selon moi : d’abord au fait qu’il y a de nouveaux arrivants en Seine-Saint-Denis, ce qui signifie toujours plus d’apports et d’influences. Et puis, il y a aussi le fait que de plus en plus de gens ne veulent plus manger n’importe quoi et se tournent vers du local », abonde Ranwa Stephan.
Depuis septembre, la néo-cuisinière, qui a commencé dans le sucré, donne aussi dans le salé : l’autoclave – une machine à pasteuriser - nouvellement arrivé dans son laboratoire lui permet désormais aussi de produire des sauces ketchup et barbecue, dont une intrigante « sauce barbecue à l’abricot ». Lucide, Ranwa Stephan sait bien qu’un tel changement de vie a un coût, que certains attendent durant toute une vie. « Ce genre d’entreprise nécessite un capital de départ, que tous n’ont pas la chance d’avoir. Des systèmes de soutiens existent aujourd’hui, mais ils ne sont pas encore assez répandus », estime-t-elle. Dans son cas, le coup de pouce financier aura eu le visage de son père, malheureusement décédé très peu de temps après. « J’ai juste eu le temps de lui faire part de mon nouveau projet, et il est parti le jour d’après. Il m’aura fait ce cadeau en partant », souffle la jeune femme. Comme toutes les choses un peu pensées, les pots de l’Ogresse sont donc un peu plus que de la cuisine : tantôt parfumés, tantôt corsés, ils sont doux-amer, comme la vie.
Photos : @Nicolas Moulard
http://www.lesdelicesdelogresse.com/
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