Résidences artistiques - Le feuilleton Rosny-sous-Bois

Les résidences artistiques en Seine-Saint-Denis, tout un feuilleton ! (volet n°5)

Les résidences In Situ fêtent leurs dix ans ! Aujourd’hui, visite au collège Albert-Camus de Rosny-sous-Bois.

Chaque jeudi, les journalistes Joséphine Lebard et Bahar Makooi rendent compte de ces résidences artistiques dans 10 établissements

EPISODE 5
Recoller les morceaux

La sonnerie retentira dans quelques instants, j’entends déjà les cris d’excitation s’élever depuis la cour, et comme à l’époque, je redoute ce moment où je vais être en retard. « Excusez-moi, je cherche la 3ème A ». Dans le hall imposant de ce collège conçu en forme de paquebot, le principal a l’air plus perdu que moi. « Ils sont en cours de français, c’est au troisième étage. Pardonnez-moi je suis nouveau je ne sais pas encore très bien comment y accéder ». Devant nous s’élèvent des escaliers qui fuguent dans tous les sens depuis l’atrium. Le lapin d’Alice aux pays des merveilles n’aurait pas trouvé meilleur terrain de jeu que ce collège tout en asymétrie et en vertige.

Après Joséphine, je m’installe à mon tour en résidence nomade et le hasard m’a renvoyée ici, au collège Albert Camus à Rosny-sous-bois. Ce que je n’ai pas osé dire au proviseur c’est que je connais le chemin par cœur. Treize années passées à Rosny-sous-bois dont quatre dans cet établissement scolaire. J’avais quatorze ans et j’en paraissais quatre de moins. C’était dur d’être une adolescente dans un corps d’enfant. Tout me semble plus petit aujourd’hui. Je n’avais pas remis les pieds dans mon collège depuis. J’ai décidé de garder ce secret pour moi aujourd’hui.

J’emprunte la coursive qui rejoint les salles de français. Le passé vient me percuter à nouveau dans un couloir. C’est bien « Madame Husson », ma prof d’Allemand. Je la salue et elle me répond avec un gentil sourire, poursuivant sa discussion avec une collègue de langues. J’entends qu’elle se plaint d’élèves qui font des gargarismes en classe. Elle trace. Elle ne m’a pas reconnue.

Dans la salle des 3ème A ce matin, il y a deux événements marquants. D’abord l’arrivée d’un nouvel élève, « Mehdi ». Sa professeur de français, Pauline, en a été informée le matin-même, au débotté. Il a démissionné d’un CAP de cuisine qui l’a définitivement dégoûté des plats préparés à la chaîne. Dans le cadre d’un parcours individualisé, l’emploi du temps du jeune a été aménagé afin de travailler avec lui une orientation qui pourrait lui plaire.

« Tu n’as pas tes affaires, Mehdi ? » demande la professeur de français.
« Non » répond l’adolescent qui n’a pas même un sac avec lui.

Les autres élèves chuchotent un peu, scrutent Mehdi, puis passent très vite à autre chose. Car le deuxième événement du jour, c’est la présence de Cécile Ladjali, auteure en résidence cette année avec les 3èmes. Elle rend visite aux collégiens pour la seconde fois.

« Les élèves semblent l’apprécier » me souffle leur professeur, ils l’accueillent effectivement dans un silence éloquent.

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Cécile est venue avec ses carnets de notes. Une bonne vingtaine de Moleskine sur lesquels elle a posé les mots de son dernier roman, « Illettré », paru en 2016 aux éditions Actes Sud. Durant cette résidence, elle souhaite partager avec les élèves la progression de son travail d’écriture, sans les épargner de ses ratures et de ses doutes.

« Voyez » leur montre-elle, ouvrant une page au hasard du Moleskine. « Les écrivains écrivent comme des cochons ! ». Ça en fait rire quelques-uns dans la salle. Puis elle dévoile l’étape suivante. Des pages A4 du manuscrit, tapé cette fois sur l’ordinateur. Sautent aux yeux des annotations en rouge. « Ce sont des fautes d’orthographes corrigées par ma maison d’édition ».

« Vous ? Vous faites des fautes ? » demande aussitôt un élève.
« Oui je ne visualise pas les mots, je les entends. Les écrivains font souvent des fautes, vous savez » répond Cécile.

« Même s’il m’arrive de les maltraiter, les mots sont ma vie » poursuit-elle, prenant la place du professeur. « Shab ou la nuit [son précédent roman paru en 2013] c’est un récit dans lequel je rends hommage à mes parents adoptifs et pose la question de mes origines très complexes, car ma mère biologique est Iranienne », raconte-t-elle tout en déambulant dans la salle. D’une table à l’autre, disposées en petits îlots, les élèves se tordent le cou pour la suivre du regard.

« I-ra-nienne ». J’ignore quelle leçon cherche à me donner le hasard qui m’a parachutée dans cette salle de classe aujourd’hui. Retourner dans son collège à 33 ans, et qui plus est sur les traces d’un écrivain questionnant son origine « i-ra-nienne ». Car si j’ai passé une bonne partie de mon adolescence en Seine-Saint-Denis, je suis aussi née à Téhéran, mes parents sont tous les deux iraniens et ils ont immigré en France en 1984 avec moi sous le bras. Longtemps j’ai ignoré la véritable raison de notre fuite, ni n’ai interrogé mon origine. Ça n’est qu’au collège, justement, que j’ai commencé à me poser des questions à la suite d’un atelier d’écriture dirigé par la Fondation 93 dans ma classe. Cette association proposait à l’époque à des jeunes du département de s’exprimer dans des articles intégrés aux suppléments de grands journaux comme Le Monde ou Libération... En pleine adolescence, ce travail m’avait ouvert les yeux et j’osais désormais écrire que j’étais « i-ra-nienne ».

« L’écriture sert à avoir moins peur, à recoller ce qu’on ne nous a pas dit », poursuit Cécile, qui a cherché dans les mots ce que son père adoptif ne lui a pas expliqué. « Je suis obsédée par les mots car ma vie a commencé sur un silence ».

Un jeune homme dans la salle fronce les sourcils et sert les doigts.

Cécile et Pauline entament une distribution de carnets auprès des élèves. Eux aussi auront droit à une copie du cahier Moleskine. « Racontez donc un dialogue entre vous et vous-même ». Telle est la consigne et tous s’y attellent assez naturellement.

La salle plonge dans un brouhaha plaisant. Une jeune fille rousse noircit pages sur pages, appuyant tantôt sa gomme contre le bout de son nez ou croisant, puis décroisant les jambes, frottant ses baskets blanches l’une contre l’autre. En face d’elle, un collégien joufflu a posé son menton dans le creux de sa main devant sa page blanche, tandis que son voisin rattrape, semble-t-il, les heures de sommeil de la veille.

Se superpose devant moi le même lieu des années plus tôt. Les architectes du collège Albert Camus ont pensé ce bâtiment comme un grand bateau, aussi dans cette salle, les fenêtres épousent parfois la forme de hublots. Quand j’étais élève ici, l’établissement flambant neuf venait de souffler sa première bougie. Il a vieilli, sur les murs aujourd’hui la peinture s’écaille un peu, le plafond est serti de tâches humides. Dans cette même salle de classe un matin de l’année 1998, l’une de mes camarades, Lilly, coupe à la garçonne, écorchée vive et un plus âgée que les autres, vient de renverser une table. Elle ne supporte plus de lancer des piques sans que l’enseignante ne daigne lui prêter attention. Celle-ci l’ignore et fait mine de poursuivre le cours. Nous le savons, Lilly nous l’a dit, la jeune fille lui a adressé plusieurs longs courriers amoureux. Une adolescente qui aime son professeur, une femme qui aime une autre femme. Le passage de Lilly dans notre classe a balayé beaucoup de certitudes dans nos esprits étriqués de l’époque. J’ai suivi cet événement avec beaucoup de curiosité. Des années plus tard, nous avons recherché la trace de Lilly avec l’un de mes camarades de classe et nous sommes tombés sur un avis de décès en serbe sur Google. Nos craintes s’étaient avérées vraies. Il n’y avait pas de doute car la Lilly venait des Balkans.

« C’est vrai je ne suis pas très fière et toi ? ». La jeune fille rousse s’est portée volontaire pour lire son texte à voix haute devant la classe et Cécile Ladjali.
« - Je ne vais pas réussir. C’est un des sauts les plus compliqués en patinage artistique.
- Tu ne t’es jamais dit que c’était à cause de ta taille et de ton poids ?
- Ils me disent que non...
- Tu devrais arrêter car les autres sont meilleurs que toi...
- Tu crois ?
- Et puis tu as peur de tomber n’est-ce pas ?
- Oui j’ai peur, mais chaque chute me rend plus forte »

Plusieurs élèves font de même, parfois tremblants au départ, ou atteints du syndrome du rire nerveux. Une ou deux filles se lancent avec une assurance remarquable. Puis c’est au tour de Cécile de leur faire découvrir un chapitre de son futur roman. Le livre parle de la figure de l’androgyne en Iran, du corps enfant qui se transforme en femme adolescente. Je repense à mes quatorze ans, loin de l’Iran, et à ma camarade de classe Lilly. La sonnerie retentit. Les gamins filent. C’est l’heure de la pause déjeuner.

Découvrez ici le portrait de Joséphine Lebard et Bahar Makooi, journalistes auteures du feuilleton sur ces résidences artistiques et originaires toutes deux de Seine-Saint-Denis.

Prochain épisode : Les débuts de la résidence de Dominique Brun au collège Louise-Michel à Clichy-sous-bois

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