Les habitant·e·s de Seine-Saint-Denis instruisent le procès du Grand Paris
Le Grand Paris est-il une menace pour la Seine-Saint-Denis ? C’est la question que devait trancher mercredi 11 avril le Tribunal pour les générations futures. Organisé par le Département avec la complicité du magazine Usbek et Rica, ce procès fictif a abouti au constat que la métropolisation ne pouvait se faire sans une forte intervention de la puissance publique. Reportage.
La voix de l’avocat général Blaise Mao s’élève, grave, sous les voûtes de la salle d’audience : « La cour devait aujourd’hui répondre à cette question : « Le Grand Paris est-il une menace pour la Seine-Saint-Denis ? » Dans quelques minutes, les cinq jurés tirés au sort vont trancher cette délicate question. Evidemment, le procès est entièrement fictif, la salle du tribunal est celle de la MC93 de Bobigny et les robes des avocats aussi vraies que certains clichés qui circulent sur le 93. Pour instruire ce Tribunal des générations futures à l’égard du Grand Paris, ce sont en fait les journalistes du magazine « Usbek et Rica » Blaise Mao et Guillaume Ledit qui se sont prêtés au jeu.
Mais s’il s’agit d’une mise en scène, les arguments évoqués ce soir n’en sont pas moins sérieux. Quatre grands témoins - la professeure de lycée Mathilde Levesque, le journaliste Wael Sghaier, la fondatrice d’une école de mode à Saint-Ouen Nadine Gonzalez et le président du Département Stéphane Troussel – ont ainsi été appelés à la barre pour défendre leur point de vue sur cette question.
Pendant le temps des délibérations, on se repasse le film de leurs arguments, comme si on était soi-même juré et qu’on nous avait aussi demandé de nous prononcer.
Le camp du « non au Grand Paris » a d’abord frappé très fort en la personne de Mathilde Levesque, professeure de français au lycée Voillaume à Aulnay-sous-Bois. « Je pense qu’en l’état actuel des choses, le Grand Paris est une menace parce qu’une fois de plus, il ne laisse pas de place aux populations pauvres ou issues de l’immigration. Ce sont toujours les mêmes qui restent au bord du chemin », estimait cette enseignante, évoquant notamment les épées de Damoclès d’une boboïsation indécente et d’une gentrification galopante. Gentrification ? Le procureur Guillaume Ledit, instruisant à charge le procès du Grand Paris contre la Seine-Saint-Denis, consent à éclairer notre lanterne. « On désigne par gentrification le fait de reléguer encore plus en périphérie des classes populaires, du fait d’une flambée des loyers et d’une hausse des prix consécutives à l’arrivée de populations avec un plus fort pouvoir d’achat. » Merci Guillaume. Et comme un bon dessin vaut parfois mieux qu’une longue explication, le caricaturiste Tommy, qui dessine en direct pendant les plaidoiries, nous demande d’imaginer Aulnay avec son « fab-lab », ses « espaces de co-working » et même son casino hermétique aux plus défavorisés.
Même les envolées de l’avocat Blaise Mao à la gloire des réalisations du Grand Paris - les Jeux olympiques et paralympiques 2024 et leur héritage, les futures 68 gares et les 200 kilomètres de lignes du Grand Paris Express, ce métro qui simplifiera notamment en Seine-Saint-Denis le transport de banlieue à banlieue, vrai point noir jusqu’ici – laissent de marbre Mathilde Levesque. « Je pense que malheureusement ce Grand Paris n’est pas une porte qu’on ouvre aux plus nécessiteux, mais une enième qu’on leur claque au visage. »
Sans écarter ce risque, Wael Sghaier, journaliste travaillant au MediaLab93 de Pantin, ruche d’entreprises de medias installée depuis un an dans les nouveaux locaux du géant de la pub BETC à Pantin, décide lui, en « adepte des avis nuancés », de laisser sa chance au Grand Paris. « Il n’y a un intérêt pour la Seine-Saint-Denis à accueillir des géants comme BETC que si ceux-ci s’ouvrent, ne sont pas hors-sol. Ils ont fait ce premier pas, mais forcément, ça prend du temps. » Idéaliste, ce journaliste de 32 ans qui prépare un documentaire sur les initiatives citoyennes positives en Seine-Saint-Denis jugeait finalement « que le Grand Paris fonctionnera si on casse le périphérique ou au moins les barrières psychologiques qui vont avec ».
Une transition idéale pour faire entendre le camp du oui au Grand Paris. « Je crois à l’idée du Grand Paris, se manifestait ainsi Stéphane Troussel, président du Département de la Seine-Saint-Denis. Et d’argumenter sa position : « Il peut être une opportunité dès lors qu’il permet à l’ensemble des habitants de la Seine-Saint-Denis d’y trouver leur place. C’est sûr que cela constitue un grand enjeu, et pour l’instant le compte n’y est pas encore ». Pour autant, l’élu de Seine-Saint-Denis se gardait de donner dans un optimisme béat, lui aussi bien conscient des risques d’une métropole qui opérerait un tri sélectif. « Je ne veux pas nier ce risque de la gentrification. Elle peut être un danger notamment si la puissance publique ne joue pas son rôle. J’ai coutume de dire qu’en Seine-Saint-Denis, les bobos sont les bienvenus s’ils ne chassent pas les prolos. Pour accompagner les évolutions du Grand Paris, la puissance publique va donc devoir encadrer les loyers, et favoriser les logements sociaux plutôt que de privilégier les promoteurs privés dans les opérations immobilières. »
Enfin résonnait le compte rendu d’expérience de Nadine Gonzalez, fondatrice d’une école de mode à Saint-Ouen ayant décidé d’ouvrir ce champ un brin élitiste aux moins fortunés. Voyant dans la mixité sociale « un défi qui doit être relevé » à partir de projets comme le sien ou tant d’autres en Seine-Saint-Denis, cette optimiste par nature choisissait elle aussi de ne pas fermer la porte par principe au Grand Paris.
Et maintenant ? Après les réquisitoires talentueux et saupoudrés d’une délicieuse couche de mauvaise foi des deux plaignants en chef, c’était au tour des cinq jurés de sonner la fin de la pièce. Verdict : dans quatre cas sur cinq, ces cinq membres du public tirés au sort émettaient de fortes réserves à l’égard du Grand Paris sans pour autant le rejeter complètement. Les peurs de la gentrification et d’un développement bénéficiant aux classes aisées de Paris au détriment des classes populaires de Seine-Saint-Denis revenaient comme une ritournelle. « Ces déplacements de populations ont déjà commencé, beaucoup de gens déménagent vers la Seine-et-Marne parce que leurs loyers sont devenus trop chers », témoignait même une jurée. Des considérations à prendre en compte, sous peine de voir le beau rêve du Grand Paris se transformer en machine à exclure.
- Tarrigbé, puéricultrice travaillant en PMI à Clichy-sous-Bois
« Je n’ai aucune idée de comment j’aurais répondu à la question si j’avais été jurée. Je suis partagée et mon opinion n’est pas encore faite. Je sais que le Grand Paris va nous permettre d’avoir un métro. A Sevran-Livry, où j’habite, on n’en a pas actuellement et ça rend les déplacements compliqués. Mais en même temps, je sais la difficulté d’avoir un logement pour beaucoup de gens en Seine-Saint-Denis, et ce que j’entends des futures opérations immobilières liées au Grand Paris Express m’inquiète. Bref, c’est compliqué et j’attends de voir »
- Daniel Bouy, journaliste et réalisateur de documentaires habitant Vaujours
« Je dis oui au Grand Paris si c’est la puissance publique qui en maîtrise le développement, notamment immobilier, et qui coordonne les différents acteurs au nom de l’intérêt public. Mais je dis non si ce sont les pouvoirs financiers qui dominent. Or, vu l’évolution de cette société toujours plus libérale, j’ai peur que les acteurs privés soient les maîtres du jeu et que la puissance publique ne puisse que s’aligner sur leurs choix. Par ailleurs, sur les Jeux, j’apprends ce soir par un des jurés qui semble bien informé que les représentants du Grand Paris ne sont jamais présents aux réunions de consultation auprès des habitants concernant les futures implantations des sites olympiques. On peut donc être méfiant »
- Anelia, professeure d’espagnol au collège Jean-Jaurès de Pantin
« J’ai trouvé le débat riche et intéressant. La forme aussi m’a plu. Personnellement, je pense que le Grand Paris représente une menace si on ne s’intéresse pas aux besoins des gens, et cela semble malheureusement être le cas. Evidemment, si le Grand Paris permet la construction de davantage de transports, c’est tant mieux. Mais si c’est pour que d’autres que les habitants actuels en profitent, ça change la donne... »
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Les croquis étaient dessinés en direct par l’artiste Tommy dessine : www.tommydessine.com
Dessins : © Tommy
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