Jacques Labre, la flèche de Montreuil

Jacques Labre, la flèche de Montreuil
Fléchettes

Au début d’octobre, ce joueur de fléchettes montreuillois de 40 ans, est entré dans l’histoire en devenant le premier Français à décrocher le titre de champion d’Europe de fléchettes en individuel masculin. Pour Le Magazine, Jacques Labre revient sur son exploit et son parcours dans ce sport très exigeant, que tout le monde a au moins une fois pratiqué dans sa vie mais qui dénombre en France encore peu de licenciés (environ 1500).

Jacques Labre nous donne rendez-vous au Mojito, un bar situé à Montreuil qui compte, c’est suffisamment rare pour le signaler, une cible (électronique) de fléchettes.

Le Mag : Vous venez de remporter la Coupe d’Europe de fléchettes sur cible traditionnelle (fléchettes point acier) à Gandia, en Espagne. Comment vous sentez-vous ?

Jacques Labre : Je ne réalise toujours pas car cette victoire relève de l’exploit. Même si fais partie des meilleurs joueurs français, il y avait en face de sérieux candidats qui défendaient les couleurs de l’Angleterre, l’Ecosse ou les Pays-Bas. Mon avantage sur mes adversaires est que je n’étais pas favori, j’ai donc joué sans pression et j’ai fini par créer la surprise. Et puis, c’était ma journée, tout rentrait. Le jeu de fléchettes n’est pas un sport de précision mais de sensation. Le mental prime sur tout le reste.

J’ai connu un mois d’octobre exceptionnel. Au lendemain de ce succès européen, je me suis adjugé l’Open d’Espagne, un tournoi qui réunit là aussi la crème de la crème. Quinze jours après, j’ai remporté la 22e étape du Challenge Tour (un tournoi européen professionnel qui se dispute toute l’année sur 24 manches) alors que j’y allais surtout pour me jauger. Sachant qu’en juin dernier, j’avais été sacré champion de France pour la troisième fois. Bref, cette année, tout s’est accéléré et le plus dur désormais pour moi est de digérer ces victoires et la pression qui va avec. En quelques semaines, mon statut a changé, tout comme le regard que les concurrents portent sur moi. Lors du dernier tournoi, le numéro un du plateau (Scott Williams), qui jusqu’ici m’avait toujours ignoré, est venu me saluer. On me prend dorénavant un peu plus au sérieux.

Comment est née votre passion des fléchettes ?

C’est mon meilleur ami au lycée qui m’a fait découvrir ce sport. Il jouait à Gretz-Armainvilliers (Seine-et-Marne) dans l’un des plus gros clubs franciliens. Un jour où il pleuvait, plutôt que d’aller jouer au foot, il m’a proposé de l’accompagner. Il participait à un tournoi régional. Quand je suis entré dans la salle, j’ai halluciné : j’ai découvert une ambiance de folie, un public chauffé à blanc et du stress à tous les étages, aussi bien chez les participants que parmi le public. Ebloui par tant de spectacle, j’ai aussitôt décidé de m’inscrire au club. J’avais alors 17 ans. Comme tout le monde, j’avais déjà joué aux fléchettes chez les copains. Mais là, j’ai découvert un nouveau sport. Il faut participer à une compétition pour se rendre compte du combat psychologique que les joueurs se livrent. Ce qui sépare le perdant du gagnant, c’est la gestion du stress et des émotions.

J’ai dû patienter trois ans avant de gagner mon premier tournoi. J’ai mis du temps à prendre mon envol mais cela ne m’empêchait pas de prendre du plaisir. Mon problème, c’était le stress. Je n’arrivais pas à le dompter, il me tétanisait. D’ailleurs, j’ai dû m’arrêter de pratiquer pendant un an car j’ai souffert d’un syndrome connu dans mon milieu sous le nom de « dartite ». En clair, du jour au lendemain, j’étais devenu incapable de lancer la moindre fléchette. Mon mental me commandait le geste mais mon physique ne pouvait pas suivre. Ce déséquilibre est aujourd’hui une maladie reconnue qui survient souvent après une belle performance (je reste donc sur mes gardes) et qui touche de nombreux joueurs sur une période plus ou moins longue.

Où vous entraînez-vous ?

Essentiellement dans trois lieux. A Vitry-sur-Seine, dans mon club Les Manchots, que j’aimerais faire déménager à Montreuil pour plus de praticité. Dans une salle de billard, qui compte aussi quelques cibles, dans le 11e, à Paris. Et chez moi, dans mon cocon, ce qui, au demeurant, n’est pas une bonne idée car je joue de manière trop décontractée, ce qui nuit à mon implication. Le mieux, ce sont les bars : ils offrent les mêmes conditions qu’en compétition où il faut composer avec le bruit, l’agitation, les gens qui passent devant toi au moment où tu tires et d’autres faits de jeux imprévisibles.

« Concentration et rigueur sont les maîtres-mots. Il faut savoir rester dans sa bulle »

Vous participez à des tournois toute l’année mais vous avez un statut semi-amateur. Comment parvenez-vous à concilier vie sportive et vie professionnelle ?

C’est de plus en plus difficile. Je m’entraîne quatre heures tous les jours de la semaine après le boulot [il est agent technique de laboratoire spécialisé en biochimie au lycée professionnel Liberté de Romainville]. Et le week-end, je participe à des tournois qui se déroulent un peu partout en Europe. Le plus difficile reste de trouver les financements pour payer les frais d’inscriptions aux compétitions, les déplacements et les nuits d’hôtel. J’ai quelques sponsors mais ce n’est pas suffisant, donc, de temps en temps, je crée une cagnotte en ligne. J’ai la chance d’avoir des amis qui me soutiennent financièrement. Je me sens tellement redevable envers eux que j’ai parfois envie de tout arrêter. Mais en même temps, tous ces tournois me permettent de m’aguerrir et de monter en puissance. J’espère que d’ici peu, je n’aurai plus à solliciter mon entourage.

Quelles sont les qualités requises pour performer dans votre sport ?

Concentration et rigueur sont les maîtres-mots. Il faut savoir rester dans sa bulle car, en compétition, le public, s’il est toujours fair-play, est très agité. Il faut aussi être bon en calcul, en stratégie. Mais à la différence du billard, par exemple, il n’y a pas de gestes prédéfinis, de technique spécifique. Chaque joueur a sa méthode et il n’en existe pas deux qui tirent de la même façon. On façonne son propre geste jusqu’à se sentir complètement à l’aise. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, aux fléchettes, on vise rarement le centre.

En France, des compétitions de fléchettes sont retransmises sur certaines chaînes de télévision. Avez-vous le sentiment que ce sport est en train de décoller ?

En effet, la Chaîne L’Equipe diffuse quelques tournois majeurs en différé, ce qui permet aux néophytes de se faire une idée sur l’ambiance qui règne dans ce genre d’épreuve, de faire connaissance avec les meilleurs joueurs du plateau. Mais de là à dire que cette médiatisation participe au décollage des fléchettes en France… on en est encore très loin. En fait, chez nous, ce sport souffre, malheureusement, d’une image de « buveurs de bière ». Qui sait qu’on a en France un vice-champion du monde en la personne de Thibault Tricole ?

Quels sont vos objectifs désormais ?

Grâce à mon titre de champion d’Europe, j’ai obtenu le droit de disputer un tournoi de qualification (en décembre prochain) qui offrira quelques places pour participer à la coupe du monde amateur, laquelle se déroulera en février 2023 en Angleterre. Pour le reste, je suis un peu perdu. Mes récents très bons résultats ont chamboulé ma vie. Je suis à la croisée des chemins : dois-je devenir professionnel pour ne me consacrer qu’à ça (ce qui n’était pas mon objectif initial) ? Ou continuer à chercher l’équilibre en permanence pour mener de front mes deux carrières ? Je suis en pleine réflexion.

Photos : ©Franck Rondot

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *