IN SITU Journalisme

Invitées à résidence

Elles sont douées, pétillantes et originaires de Seine-Saint-Denis. Tout au long de l’année, les journalistes Joséphine Lebard et Bahar Makooi vont rendre compte de résidences artistiques menées dans 10 collèges du département, à travers un feuilleton au ton rafraîchissant et personnel. Double portrait.

En blaguant, elles s’appellent elles-mêmes la Bavaroise et l’Iranienne de Seine-Saint-Denis. Joséphine Lebard la blonde, née à Pavillons-sous-Bois, et Bahar Makooi la brune, made in Rosny-sous-Bois après être arrivée tout bébé de Téhéran, sont à elles seules un bon tableau vivant de la Seine-Saint-Denis, la preuve de sa diversité et de son énergie.

Travaillant toutes deux comme journalistes free lance dans des médias nationaux – Télérama et Le Monde pour Joséphine, France 24 et France Culture pour Bahar – elles se sont notamment fait connaître par la publication en 2015 de « Une année à Clichy » (Stock). Dans cette enquête fouillée et remarquable, fruit d’une année de reportage juste avant la commémoration des 10 ans de la mort de Zyed et Bouna, les deux jeunes femmes donnent à voir toutes les contradictions de cette ville complexe et attachante : fière d’elle-même mais décriée dans les médias, pauvre mais riche de tant de langues et d’histoires de vie.

Et comme chez elles, la Seine-Saint-Denis n’est jamais bien loin, elles vont cette fois, de novembre à mai, promener leur regard et leur plume dans dix résidences In Situ. Ce dispositif consiste à inviter pour l’année entière un artiste dans un collège du département.

Evidemment, les deux femmes, âgées respectivement de 36 et 33 ans, étaient depuis longtemps en école de journalisme quand les résidences In Situ- qui fêtent cette année leurs 10 ans – ont été imaginées. Mais elles ont chacune à leur manière compris l’importance du contact avec l’art au cours de leur scolarité.

« Je viens d’un milieu où l’art était assez présent, donc je n’ai pas découvert le théâtre avec une résidence artistique. Par contre, ça m’a ouvert tout un pan de l’art que je ne connaissais pas : sa dimension expérimentale et comment le théâtre engage autant le corps que l’esprit », se souvient Joséphine à propos du passage d’une compagnie théâtrale dans sa classe de CM2.

Bahar, elle, retiendrait plus l’aspect de réseau, de possibles béquilles pour le futur. « Quand on grandit dans un quartier populaire, on a parfois moins de réseau qu’un enfant qui a grandi au coeur de Paris. Moi par exemple, quand je suis sortie de l’école de journalisme, ça m’a tout simplement rassurée de passer un petit coup de fil à un ancien de la Fondation 93 qui était venu animer des ateliers de journalisme dans mon collège dix ans plus tôt », souligne la jeune femme passée par le collège Albert-Camus de Rosny. C’est d’ailleurs au cours d’un atelier de cette même association que les deux inséparables se sont rencontrées.

Complices mais pas clônes

Complices comme tout, les deux jeunes femmes sont pourtant loin d’être des clônes, armées chacune de sa propre sensibilité. Il y a Joséphine la fonceuse et Bahar la réfléchie, Joséphine l’esthète et Bahar la politisée. Ces deux tempéraments, qui rejaillissent d’ailleurs dans les tableaux de leur livre sur Clichy, s’expliquent aussi par leurs vécus différents. Une éducation « très classe moyenne » pour Joséphine à Pavillons ; un lien au pays de ses parents – l’Iran – retissé petit à petit pour Bahar.

« Je pense que si je suis devenue journaliste, c’est parce que j’avais vraiment besoin de raconter l’histoire de mes parents et au-delà de ça la situation politique de l’Iran, raconte celle qui est retournée pour la première fois à 20 ans dans un pays que ses parents avaient fui à l’époque du régime du Chah. « C’est drôle, parce que mes parents m’ont toujours préservée par rapport à leur histoire, mais j’étais vraiment très politisée. A 8 ans, il paraît que je n’arrêtais pas de seriner ma mère avec Mandela. », dit-elle en riant. Une histoire de vie finalement très similaire à celle de l’humoriste Kheiron, réalisateur du touchant « Nous trois ou rien » et qui a lui grandi à Stains. « Mais d’ailleurs, ma mère et la sienne se connaissent depuis l’Iran, où elles s’étaient fortement engagées pour un quartier populaire de Téhéran. Ma mère, dentiste, et la sienne, infirmière, y avaient fondé un dispensaire », précise Bahar.

Autres chemins, autres motivations pour Joséphine. Pour l’aînée de 5 frères et sœurs, l’appétence pour le journalisme est plus venue de l’écriture et de l’art du portrait... même post mortem. « Petite, j’adorais faire des nécros, que j’enregistrais sur mon magnétophone. Par exemple, je me souviens très bien de la mort de Françoise Dolto, en 88, j’avais 8 ans. Un moment, ma mère m’avait dit d’arrêter parce que ça lui faisait peur. » Et Joséphine de conclure, joviale : « En fait, on est peu attaquées toutes les deux, c’est bien qu’on se soit trouvées ».

Ni angélisme ni sensationnel

A la sortie de l’école de journalisme, il n’allait pourtant pas de soi qu’elles exerceraient leur plume et tendraient leur micro en Seine-Saint-Denis, ni pour l’une ni pour l’autre. « C’est venu un peu plus tard, quand je me suis réinstallée dans le département, à Noisy-le-Sec, reconstitue Joséphine. Là, petit à petit, j’ai réalisé que je venais de là comme d’autres se sentent bretons ou occitans. Je me suis dit que ce ne serait pas illogique de rendre ce qu’on m’avait donné et aussi d’offrir une vision un peu plus nuancée de la Seine-Saint-Denis que celle qu’on voit habituellement dans les médias. Ni angélisme, ni sensationnel, c’est un peu notre leitmotiv ».

L’extrême dynamisme et la richesse humaine de ce département, véritable mine de sujets, ont fait le reste. Mais pour ces deux jeunes femmes, difficile de parler de ce territoire en simples journalistes. « J’en parle avec d’autant plus de tendresse qu’il est mal aimé, confirme Bahar Makooi, qui est elle aussi revenue s’établir dans le 93, à Bagnolet. Pour moi, c’est un département extrêmement jeune et qui incarne l’avenir de la France. Il regroupe tous les enjeux de société de demain, bons ou mauvais. Bien sûr, l’enjeu du vivre-ensemble est ici encore plus important qu’ailleurs. Mais cette diversité est d’abord un vrai atout. Je suis tellement fière d’avoir des amis qui viennent de partout dans le monde. »

Dans « Une année à Clichy », les deux journalistes à l’empathie communicative donnaient à voir des parcours de vie durs, touchants ou exemplaires. Cette fois-ci, elles mettront en musique la rencontre d’un artiste et d’une classe, promesse lancée au vent. Leur récital à deux voix n’est pas terminé.

Christophe Lehousse

Les résidences In Situ, kézaco ?

Lancé il y a 10 ans, le dispositif In Situ se propose d’installer en résidence à l’année des artistes dans 10 collèges du département, avec le concours du Conseil départemental. L’idée est à la fois d’ouvrir au maximum le champ de connaissance des élèves, de les confronter à des formes d’art qu’ils ne connaissaient peut-être pas jusque-là et de leur faire comprendre que la création n’est pas réservée à une élite culturelle. Engagé dans un processus de création, l’artiste invité rentre avec les élèves dans le détail de la genèse de son œuvre et les accompagne également dans plusieurs visites culturelles. Dès la 2e édition, cette palette s’est aussi enrichie d’une résidence nomade, assumée cette année par les journalistes Bahar Makooi et Joséphine Lebard.

Le bouillon de culture de Joséphine Lebard

- Un livre que vous avez aimé : Je vais commencer... en trichant un peu. Plus qu’aux livres, je suis attachée à des écrivains. Plus particulièrement à des auteures qui m’ont aidée à me construire en me proposant des personnages de femmes qui mènent leur vie en dépit des difficultés et des préjugés. Alors un grand merci à Jane Austen, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Charlotte Perkins Gilman, Nancy Huston...

- Une pièce de théâtre : La petite Catherine de Heilbronn, d’Heinrich Von Kleist. L’histoire d’une amoureuse absolue qui quitte tout pour suivre un homme croisé quelques minutes. Je l’ai vu dans la mise en scène d’André Engel à l’Odéon. Près de dix ans plus tard, j’y pense encore. 

- Un film : Les ailes du désir de Wim Wenders. Ou plutôt "Der Himmel über Berlin" en V.O (le ciel au-dessus de Berlin). Parce que, quand même, ce titre français est une horreur : on dirait un mauvais film érotique ! Wenders raconte l’arrivée sur Terre de deux anges dans le Berlin d’avant la chute du Mur. Je le choisis pour sa poésie et pour le regard de l’acteur Bruno Ganz dans lequel semble se refléter une bonté infinie.

- Un morceau de musique : The Art Teacher de Rufus Wainwright. Au-delà de la mélodie simple et belle, il faut lire le texte parce que Wainwright a ciselé les paroles avec une extrême délicatesse. il dresse le portrait d’une femme désenchantée se rappelant son béguin pour son prof de dessin quand elle était jeune fille. Et qui se rend compte, que finalement, depuis cette passion à sens unique, elle n’a jamais plus aimé à nouveau.

- Un tableau ou une oeuvre d’art : La salle des Rothko à la Tate Modern de Londres. Au milieu de ces toiles - des superpositions de bandes colorées - je me sens au chaud, apaisée. Un peu comme si je retournais dans le ventre de ma mère. Bon, d’accord, je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette période de ma vie, mais j’imagine…

Le bouillon de culture de Bahar Makooi

- Un livre que vous avez aimé : J’aime par dessus tout les récits biographiques traitant de l’enfance, surtout quand les racines sont lointaines, je me reconnais un peu dans ces histoires où les enfants regardent le monde des adultes, son absurdité, sa violence, avec innocence ou humour. Alors Enfance de Nathalie Sarraute m’a beaucoup marquée, Persepolis de Marjane Satrapi et plus récemment "En finir avec Eddy Bellegueule". J’ai une affection particulière pour Samarcande d’Amin Maalouf qui raconte mon pays d’origine, l’Iran différemment.

- Une pièce de théâtre : Le dernier caravansérail d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil. Ce théâtre est magique. Ariane Mnouchkine qui a travaillé avec des réfugiés Afghans pour cette pièce. Elle a transformé un drame, l’exil d’un pays en guerre vers un autre lieu de violence, le camp de Sangatte, en quelque chose de positif. Quand j’y pense, c’est dingue et triste, de constater que sa pièce - qui date du début des années 2000 - est totalement d’actualité ! Sinon je ne vais pas souvent au théâtre, enfants les parents de mes camarades d’école m’emmenaient avec eux. Pour moi ce sont des moments festifs autant que culturels.

- Un film : Mustang de Deniz Gamze Ergüven. Encore une fois pour son regard d’enfant, de jeune femme plutôt. J’aime cette petite fille, "Laleh", la cadette de la famille qui tient tête à tout le monde, à son oncle macho, à sa grand-mère dépassée par la tradition. J’aime aussi ce film pour ce qu’il montre de la puissance de l’amour fraternel. Et évidemment ses moments de grâce et de poésie.

- Un morceau de musique : Ma môme de Jean Ferrat parce qu’il chante une banlieue ensoleillée où l’on tombe amoureux, loin des clichés des années 2000, parce qu’il y décrit le courage des ouvriers aussi. C’était mon réveil matin pendant quelques années...

- Un tableau ou une œuvre d’art : J’aime beaucoup le travail de Guillaume Bresson. C’est un jeune artiste qui peint des jeunes de banlieue, capuches et survêtements à la Delacroix. La peinture classique appliquée aux quartiers, ça me plait. C’est flatteur.

Les 10 artistes en résidence In Situ en 2016-2017
Cécile Ladjali et Marco Castilla- Littérature et photographie
Carine May et Hakim Zouhani- Cinéma
Capucine Vever- Arts visuels
Dominique Brun- Danse
François Orsoni- Théâtre
Marie Piémontèse- Théâtre
Compagnie Kiai- Cirque
La Souterraine- Musique
Olivier Darné- Arts Visuels
Les Siècles- Musique

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