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Iannis Roder : « Des dispositifs d’éducation aux médias, oui, mais dans le temps long »

Professeur d’histoire-géographie dans un collège de Seine-Saint-Denis depuis 20 ans, Iannis Roder revient sur l’hommage à Samuel Paty de lundi dernier. Lui qui a été à l’initiative d’Interclass, dispositif d’éducation aux médias fondé par France Inter après les attentats à Charlie Hebdo en 2015 insiste aussi sur les conditions nécessaires pour que ces outils portent leurs fruits : du temps long et de la régularité de la part des intervenants.

Dans votre collège, Pierre de Geyter à Saint-Denis, comment s’est passée la matinée d’hommage à Samuel Paty ?

« La matinée s’est bien passée. La minute de silence a été respectée après que chaque enseignant ait discuté avec ses élèves. Après, ce n’est pas parce que ça a été respecté que tout s’est passé simplement. Moi qui enseigne en Seine-Saint-Denis depuis 20 ans, je me suis retrouvé face à des réactions qui pour moi deviennent habituelles : un sentiment du « deux poids deux mesures » chez certains élèves selon lesquels parce que l’assassin se réclame de l’Islam, on en parlerait beaucoup alors que d’autres injustices commises seraient passées sous silence. À ça s’ajoute une vraie méconnaissance de l’événement - beaucoup de mes élèves ne savaient pas pourquoi Samuel Paty a été tué - et un sentiment d’indifférence, en tout cas exprimé comme tel par environ un tiers de mes élèves. »

Quand vous êtes confronté à ces différentes réactions, notamment l’indifférence, comment réagissez-vous ?

« Généralement, je réexplique tout depuis le début, je remets en contexte. Ce qui manque à la plupart des élèves, c’est le narratif de l’événement et les éléments qui permettent de réfléchir sur les motivations de l’assassin. J’ai par exemple une élève qui m’a dit : « pourquoi fait-on une minute de silence pour Samuel Paty, et pas pour les 416 victimes du Covid hier en France ? » Cette réaction montre très clairement à quel point c’est dur pour eux de saisir la nature d’un acte terroriste. Il y a chez beaucoup d’entre eux une confusion entre la souffrance induite par tout décès et la nature d’une mort. Il faut donc redonner du sens, réexpliquer en quoi cet acte terroriste touche l’école... »

Que peut-on répondre à un élève qui dirait « Je ne suis pas Charlie » ou pire : « Untel l’a bien cherché car il a offensé le prophète » ?

« Heureusement, je n’ai pas eu de réaction de ce type-là lundi. Mais ça peut arriver. Dans ce cas, il faut absolument répondre à cet élève, remédier à son propos par la parole et la mise à distance. « Tu considères donc qu’on peut tuer un être humain parce qu’il a fait ou commenté des dessins ? Que penserais-tu d’une société dans laquelle chaque acte vécu comme une vexation par certains entraînerait la mise à mort de quelqu’un ? C’est cela que tu souhaiterais ? ».
Et de rappeler aussi tout simplement le cadre de la loi française, souvent très mal connue des élèves : pour beaucoup d’entre eux, le blasphème est une norme au sens juridique, alors je leur rappelle qu’il n’existe pas en droit français. Je rappelle aussi que « le prophète » ne l’est que pour ceux qui veulent bien y croire… Je parle toujours du « prophète de l’islam ». Sur la liberté d’expression, je leur montre ce que dit la loi de 1881, qui fait très clairement la distinction entre des atteintes aux personnes et la possibilité de confronter des idées. Or, les croyances sont aussi des idées, que la démocratie française permet de discuter, de critiquer, comme toutes les autres... »

Sentez-vous aujourd’hui une hésitation chez les enseignants à aborder des thèmes comme la liberté d’expression et la laïcité ?

« Oui, mais ça ne date pas d’aujourd’hui. Le 8 janvier 2015, soit le lendemain des attentats à Charlie, je vois ma classe de 4e à 16h. Ils avaient été en cours depuis 8h du matin. Et ils me disent : « Monsieur, on pourrait parler de ce qu’il s’est passé hier, parce que personne ne nous en a parlé ? » Je ne jette pas la pierre aux professeurs sur ce sujet, j’estime qu’ils sont avant tout insuffisamment formés sur ces questions. Selon Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur de l’Education Nationale, 6 % des personnels actuels auraient reçu une formation aux valeurs de la République, ça pose question. Je le vois dans les formations de profs que je mène au Mémorial de la Shoah (Iannis Roder est aussi membre du Conseil des sages de la laïcité, ndlr) : il y a une vraie demande des enseignants sur ces questions. Beaucoup d’entre eux se sentent en insécurité intellectuelle face à des questionnements souvent multiples, parfois désarçonnants. »

Ces derniers temps, on a aussi entendu beaucoup de témoignages d’enseignants dénonçant un lâchage de leur administration quand surgissaient justement des contestations de contenus de la part de certains élèves, voire parents d’élèves… Y a-t-il selon vous un manque de soutien de l’Education Nationale sur ces questions ?

« Les choses changent, j’aime le croire, mais j’ai vécu cet abandon moi-même, il y a longtemps. Autant le discours du ministre de l’Education semble clair aujourd’hui : il faut en terminer avec le « pas de vagues », autrement dit avec cette peur de dénoncer certains faits préoccupants, autant cette culture du « pas de vagues » reste encore très présente au sein de l’Education Nationale. Les profs, lorsqu’ils dénoncent un dysfonctionnement ou qu’ils sont attaqués de l’extérieur, ont vraiment besoin que leur parole soit crue et soutenue. Enfin, il faut aussi que certains profs arrêtent d’être dans la culture du déni : non, dire qu’il y a des problèmes d’atteinte à la laïcité et aux valeurs de la République dans certains établissements ne revient pas à stigmatiser les élèves mais ne pas vouloir le voir, c’est refuser de protéger ces jeunes. Le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, le sexisme doivent être combattus partout où ils sont. »

Le discours est clair, dites-vous. Dans ce cas, pourquoi la journée d’hommage initialement prévue s’est-elle muée au dernier moment en matinée d’hommage a minima ?

« Pour moi, ça n’a rien à voir avec une quelconque reculade du ministre, mais avec le contexte de l’accélération du Covid. C’est le Conseil de défense qui a imposé ses vues et a imposé une rentrée normale pour tous les élèves. Sans le Covid, le temps de concertation, qui était nécessaire, aurait eu lieu comme initialement prévu. »

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Atelier organisé par l’association d’éducation aux médias Fake off, au collège Evariste Galois de Sevran, juillet 2020

En 2015, dans la foulée des attentats de Charlie Hebdo et des minutes de silence compliquées ici ou là, vous avez créé avec France Inter un dispositif d’éducation aux médias, Interclass, consistant à accueillir tout au long de l’année des journalistes dans des établissements scolaires. Le Département a lui aussi choisi de renforcer ses actions de soutien aux valeurs de la République par un outil similaire : « 130 journalistes pour 130 collèges publics ». Quelle est l’utilité de ces dispositifs ?

« Pour moi, de tels dispositifs peuvent vraiment porter leurs fruits, c’est-à-dire lutter contre la désinformation et éveiller le sens critique des élèves, mais à certaines conditions. D’abord, il faut le faire au long cours. Un « one shot » ne sert strictement à rien. Par exemple, dans le cadre d’Interclass, les journalistes viennent chez nous 5 à 6 fois dans l’année pour construire avec les élèves un programme d’une heure de radio qui sera diffusé à la fin de l’année. Cela permet d’une part la construction d’un savoir autour de ce qu’est une source, une ligne éditoriale, comment on hiérarchise les infos… Et d’autre part – et c’est très important – c’est valorisant pour les élèves parce qu’ils sont acteurs du dispositif et mènent eux-mêmes leur sujet de bout en bout… »

Ça lève peut-être aussi certains problèmes dans la relation journalistes- jeunes des banlieues, ces derniers étant habitués à ce que certaines rédactions ne viennent dans les quartiers populaires que pour y relater les aspects négatifs…

« Oui, c’est vrai que ça rétablit parfois une relation dégradée. Et puis, cette régularité permet aussi de faire changer le regard que ces jeunes portent sur eux-mêmes. Car on s’aperçoit malheureusement qu’ils ont souvent intériorisé les clichés qu’une partie de la société projette sur eux. Cette année par exemple, il y a Laure Adler dans l’équipe Interclass de De Geyter. J’ai dit à mes élèves de chercher un peu qui elle était. Ils sont revenus vers moi en me disant : « Mais elle a interviewé tellement de gens connus ! » Et une élève a ajouté : « Mais pourquoi elle vient nous voir, nous ? »…
Ces dispositifs de parrainage leur permettent de prendre confiance, de voir qu’on leur donne aussi la parole… Vraiment, j’ai vu des élèves changer grâce à ça : des gamins qui se mettaient à écouter la radio, qui avaient tout à coup un regard plus acéré sur l’actualité et se posaient les bonnes questions. Mais voilà, ce genre de choses ne fonctionne que dans le temps long, ce qui est parfois problématique face aux politiques et même à l’école, qui veulent des résultats immédiats... »

Dans le même ordre d’idées, face à l’islamisme, on entend beaucoup en ce moment les tenants de l’action rapide, de la répression. C’est peut-être oublier que ce combat se joue aussi sur un terrain social… Est-ce que le meilleur moyen de défendre la République n’est pas de faire appliquer ses valeurs d’égalité dans les faits ?

« C’est une question à mes yeux complexe. Au sens où je ne crois pas que la pauvreté et les inégalités sociales soient le facteur primordial de la radicalisation. Pour moi, celle-ci s’explique davantage par un parcours individuel, fait de manques affectifs ou psychologiques, qui croise à un moment donné une idéologie qui vient donner du sens à une existence, offre des clefs explicatives à la marche du monde et offre un horizon. Je me méfie aussi beaucoup du discours victimaire, qui est un point commun qu’on retrouve chez tous les islamistes qui légitiment ainsi leurs actes. Néanmoins, il est vrai que certaines organisations salafistes, comme les Frères musulmans, ont profité de manques des services publics dans les banlieues françaises pour s’y implanter. Mais plus que d’inégalités sociales comme possible facteur, je parlerais d’inégalités de traitement. Il y a effectivement une inégalité territoriale dans l’accès aux droits fondamentaux en banlieue – école, police, justice – qui peut participer à la fabrique d’un ressentiment. Maintenant, je reste persuadé que réduire la question de l’islamisme à une question sociale serait une grave erreur. Nous menons avant tout un combat contre une idéologie, qui s’infiltre aussi bien dans les classes moyennes, voire aisées, que dans les classes populaires. »

Propos recueillis par Christophe Lehousse
Photos : ©Radio France (Atelier d’Interclass été 2020, au collège Pierre de Geyter à Saint-Denis)
©Bruno Lévy

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