Seine Saint-Denis
Disparition

Gisèle Halimi, une vie de combats

L’avocate, inlassable défenseuse des droits des femmes, est décédée mardi 28 juillet à l’âge de 93 ans. En 1972, elle avait notamment obtenu la relaxe de Marie-Claire Chevalier, une jeune femme accusée d’avoir avorté, menant là une bataille décisive dans la dépénalisation de l’avortement. Dans notre magazine de mars 2005, nous étions revenus sur ce qui restera connu comme le Procès de Bobigny.

Article tiré du magazine de la Seine-Saint-Denis de mars 2005, à l’occasion des 30 ans de la loi Veil sur l’IVG.

Bobigny, un vrai procès politique

Le 11 octobre 1972, pour la première fois, un tribunal, le Tribunal pour Enfants de Bobigny, a considéré, devant un avortement perpétré, reconnu, revendiqué, qu’il n’y avait pas eu crime. Marie-Claire, cette jeune fille de 17 ans qui habite une HLM de Neuilly-Plaisance, au pied du plateau d’Avron, avec sa mère et ses deux sœurs, est relaxée. Un mois plus tard, le 8 novembre 1972, c’est au tour de sa mère, Michèle Chevalier et de ses trois “complices” d’être jugées. Gisèle Halimi revient sur le procès de Bobigny.

Après avoir lu dans la bibliothèque du métro "Djamila Boupacha", le livre de Gisèle Halimi sur l’Algérie, Michèle Chevalier lui rend visite. Voilà ce que lui répond l’avocate et écrivaine : “Si vous voulez, on peut faire un grand procès, en plus de votre procès. Ce sera le procès pour toutes les femmes. Pourquoi n’ont-elles pas le droit d’avorter ? Quelles sont les femmes qui avortent ? Parce que ce sont toujours les mêmes qui comparaissent devant les tribunaux. Mais je dois vous dire qu’en prenant cette attitude-là, vous risquez d’avoir une peine plus forte.” Michèle et Marie-Claire sont déterminées. Elles iront jusqu’au bout. Gisèle Halimi contacte l’association Choisir la cause des femmes qu’elle avait fondée quelque mois auparavant. “Nous avons fondé Choisir la cause des femmes juste après le manifeste des 343 femmes où nous disions que nous avions avorté. Un million de femmes avortaient à l’époque en France dans des conditions épouvantables et nous réclamions le droit à la contraception, à l’éducation sexuelle et en ultime recours à l’avortement.”

Une grande assemblée générale de Choisir est immédiatement convoquée pour décider de la stratégie à mettre en place pour le procès. Là, c’est le clash avec les filles du MLF (Mouvement de libération des femmes) qui refusaient les témoignages à la barre des professeurs Monod, Jacob, tous deux prix Nobel de physiologie et de médecine, Palmer et Milliez. “Nous ne voulons pas d’hommes à notre procès”, ont-elles affirmé. Michèle Chevalier et ses compagnes qui avaient donné le nom de la femme qui les avait aidées à sortir de ces circonstances dramatiques leur rétorquent alors : “Mais vous êtes des bourgeoises ! Vous, je sais bien que vous avortez dans les meilleures conditions. Nous, nous voulons avoir des hommes qui viennent nous dire que nous ne commettons pas un meurtre, que nous avons raison de le faire... Alors de deux choses l’une, ou vous acceptez ou on fait le procès sans vous.” Simone de Beauvoir présidait la réunion. Elle mit la proposition au vote et les inculpées du procès de Bobigny furent démocratiquement battues. Alors elles n’ont pas hésité. “C’est très bien, on n’a plus rien à faire avec vous” et elles se sont tournées vers moi en me disant : “Bon ben tu viens ou tu ne viens pas ? Tu le fais ou pas ?” se souvient Gisèle Halimi qui a assuré leur défense et fait de ce procès un vrai procès politique. “Dans un procès politique, on explique pourquoi on a commis une infraction, mais on ne demande pas pardon. La deuxième règle d’un procès politique c’est qu’on ne parle pas à ses juges ou très peu. Par-dessus la tête des juges, on parle à l’opinion publique toute entière. La troisième règle, c’est qu’on fait un procès pour changer, provoquer une mutation importante, un changement de société.”

Le premier procès se déroule à huis clos. Le second dans une salle qui ne peut accueillir que soixante personnes. Des centaines de femmes et d’hommes encerclent donc le tribunal munis de pancartes et de banderoles. L’une des 343 femmes à avoir avorté, Agnès Varda, rentre spécialement de New York pour filmer le procès de Bobigny et notamment les manifestations de soutien à Marie-Claire et Michèle Chevalier. Ce “documentaire utopique” comme la réalisatrice le caractérise elle-même, c’est Histoires d’A (A pour le mot encore tabou d’avortement).

Elle dira à l’époque : “S’il y a une lutte racontée dans ce film, c’est celle pour la contraception, pour la liberté sexuelle ou corporelle des femmes. Dans l’histoire de cette lutte, le procès de Bobigny – qui a abouti à la loi Simone Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse – est plus important que 68.” Pendant qu’Agnès Varda tourne, ses comparses du Manifeste des 343 défilent à la barre pour témoigner, Françoise Fabian, Delphine Seyrig, Simone de Beauvoir, les plus grands professeurs de la place de Paris en font autant, ainsi que des anonymes, des femmes ayant avorté, des mères célibataires... Aucun ne connaît Michèle Chevalier, mais tous viennent la soutenir, relevant, une à une, les incohérences de cette loi et l’injustice avec laquelle elle est appliquée.

Instants de procès :
Simone de Beauvoir, l’un des témoins à la barre, met le doigt là où ça fait mal : “Un million de Françaises avortent chaque année, malgré la loi qui n’empêche rien du tout, qui n’a donc aucune espèce de sens. De temps en temps, on lui donne une apparence d’existence en inculpant quelques femmes parmi les plus déshéritées parce qu’on n’a jamais vu une femme de magistrat, de ministre ou de grand industriel assise à la place où sont assises les accusées aujourd’hui. Pourtant, on peut être sûr qu’il y a autant d’avortements dans ces milieux-là que dans d’autres.”

Gisèle Halimi réclame des explications quant au manifeste des 343 : “343 femmes ont dénoncé le scandale de l’avortement clandestin, le scandale de la répression et le scandale de ce silence que l’on faisait sur cet avortement. Les a-t-on seulement inculpées ? Nous a-t-on seulement interrogées ?”
Elle avance des chiffres aussi : “Prenez des jugements de condamnation pour avortement, prenez les tribunaux de France que vous voudrez, prenez cent femmes condamnées et faites une coupe socio-économique : vous retrouverez toujours les mêmes résultats : 26 femmes sont sans profession, mais de milieu modeste, des ménagères. 35 sont employées de bureau (secrétaires dactylos) [...] 15 employées de commerce et d’artisanat (des vendeuses, des coiffeuses...) 16 de l’enseignement primaire, agents techniques, institutrices, laborantines. 5 ouvrières, 3 étudiantes.”

Simone Iff, vice-présidente nationale du Planning familial, dénonce les différences sociales : “Celles qui ont de l’argent résolvent facilement le problème médicalement et moralement. Celles qui n’ont pas d’argent le résolvent avec souffrance, dans les pires conditions en devenant stériles et frigides. [ndlr : le gynécologue qui confirme la grossesse de Marie-Claire propose de l’avorter pour 4 500 francs, soit trois mois de salaire pour l’employée de la RATP qu’est Michèle Chevalier.] C’est cette différenciation sociale que je voulais dénoncer. Il n’est plus possible qu’il y ait deux poids et deux mesures entre ceux qui ont les moyens et ceux qui ne les ont pas. Il faut qu’à toutes soient données les mêmes chances et qu’à l’heure actuelle un enfant ait le droit d’être désiré par ses parents avant d’avoir été conçu. On ne peut plus supporter de laisser naître des enfants mal aimés, des enfants rejetés, des enfants refusés.”

Une des dernières femmes à prêter serment dans le prétoire est la journaliste Claude Servan-Schreiber, auteure d’un article publié la veille du procès dans le quotidien Le Monde : “J’ai avorté pour des raisons médicales, car je risquais de mettre au monde un enfant anormal. Mais ce que je voudrais également préciser ici et qui me paraît parfaitement lié au cas de Mme Chevalier, c’est que toute femme qui veut avorter a des raisons pour cela. Quelles que soient ses raisons, c’est à elle d’en décider et de prendre ses responsabilités selon ce que lui dicte sa conscience.”

Isabelle Lopez

(Citations extraites de l’ouvrage de l’association Choisir “Avortement : une loi en procès, l’affaire de Bobigny”, préface de Simone de Beauvoir, éditions Idées/ Gallimard)

La lettre de Gisèle Halimi aux collégien·ne·s d’Aubervilliers

Le 19 septembre 2019, à l’occasion de l’inauguration du nouveau collège d’Aubervilliers portant son nom, Gisèle Halimi avait envoyé une lettre aux collégiens de l’établissement. Ces derniers l’avaient lue en public :