Justice Bobigny

Esther Macle, la jeune juge qui « parlait aux gens »

Esther Macle, juge des enfants au tribunal de Bobigny, crève l’écran dans le documentaire « Dans les yeux des juges », diffusé sur France TV. Désormais référente en matière de prostitution des mineures, elle raconte à Seine-Saint-Denis Le Mag sa trajectoire, les joies, les doutes, le manque de moyens et les souvenirs de ses premières années d’exercice.

« Ce que je trouve le plus difficile, c’est de parler aux gens. Ça, on ne l’apprend pas à l’école. Et puis des gens qui n’ont rien à voir avec votre milieu social, avec votre milieu culturel, qui ont d’autres conceptions sur la vie, qui sont parfois beaucoup plus âgés... » A 29 ans, Esther Macle, juge pour enfants au tribunal de Bobigny, parle de son métier avec une sensibilité, une honnêteté et une conviction qui ne laissent pas indifférent. Et cela n’a pas échappé à Mathieu Delahousse et Damien Vercaemer, réalisateurs du documentaire « Dans les yeux des juges », à voir en ligne actuellement, qui l’a choisie pour en être l’un des quatre personnages centraux. On l’y voit tour à tour assurer sa tâche de protection de l’enfance, en discutant avec les enfants et les parents, et faire du pénal, en sanctionnant les délinquants mineurs. Puis partager ses doutes et états d’âmes, face caméra.

Humilité et impatience

D’entrée, on est frappé par le décalage entre cette jeune femme incarnant la fonction de magistrat, et la représentation qu’un étranger à ce monde peut s’en faire. Froid, surplombant, raide comme la justice, tranchant sans états d’âmes... ou bien même, comme le juge Robant dans la série télé Engrenages, torturés voire un peu tordus. Lorsqu’on rencontre Esther Macle ce jour de janvier, dans un café non loin de la gare du Nord, elle insiste pour répondre à toutes les questions que vous pourriez avoir sur le fonctionnement de la justice, prenant attention à ne jamais vous mettre mal à l’aise.

Un rapport, peut-être, avec là d’où elle vient : alors que 63% des magistrats ont des parents chefs d’entreprise, cadres ou professions intellectuelles supérieures, Esther Macle est la fille d’une institutrice et d’un infirmier psychiatrique. Elle a grandi en milieu rural, non loin de Gap, dans les Hautes-Alpes. « Une enfance à la « Etre et avoir », où le chauffeur du car devait mettre des chaînes sur les pneus lorsqu’il neigeait pour arriver à l’école », sourit-elle. Sa « vocation » est née très tôt : dès la troisième, elle réalisait son stage auprès d’un juge d’instance de son coin. « Je voulais travailler dans la fonction publique, comme mes parents... mais voir les résultats immédiats de mon action, contrairement à eux qui palabraient des heures pour prendre des décisions dans leurs associations respectives », sourit la juge. Elle-même goûte à l’engagement associatif, à l’université d’Aix-en-Provence où elle fait son droit, notamment au Genepi.

Fille du service public

Après une scolarité heureuse à la fac d’Aix, où on l’ouvre au droit appliqué à la santé, aux droits des femmes, elle descend à Paris pour comparer droit français et droit allemand. Et s’ennuie finalement à la Sorbonne. La jeune femme se lance dans la préparation du concours de l’Ecole nationale de la magistrature. « En envoyant mon CV à la Cour d’appel, j’avais obtenu un job d’assistante de justice, que je faisais le matin, et l’après-midi, je suivais la prépa gratuite d’Assas. Car s’il y a bien quelque chose que je trouve scandaleux, c’est de devoir payer pour entrer dans la fonction publique. En plus, j’étais boursière, donc je n’aurais pas pu. Mais je veux dire à tous ceux que cela tenterait qu’il est possible de faire sans. Autre conseil : travailler en binôme avec quelqu’un. Et ne pas se décourager parce qu’on n’a pas le concours la première fois, cela arrive à des gens formidables qui peuvent même majorer l’année suivante ! »

31 mois de formation plus tard, stages dans un cabinet d’avocats, à la gendarmerie ou encore aux côtés des surveillants pénitentiaires compris, Esther Macle commence à exercer en tant que « juge placé », une sorte de brigade de juges mis à la disposition du premier président de la Cour d’appel de Paris, pour boucher les trous d’une justice en forme de gruyère. « Cela signifie qu’on peut appliquer n’importe quel droit, et qu’on est susceptible de changer de poste tous les quatre mois ». Elle se retrouve dans l’Essonne, seule en charge de l’administration d’un tribunal alors qu’elle n’a aucune expérience, en pleine réorganisation de la Justice. « C’était intense, mais jamais autrement on ne m’aurait fait confiance pour avoir autant de responsabilité. Et c’est là aussi que j’ai assisté à la solidarité du corps judiciaire. Des collègues venaient m’aider en prenant des audiences, on m’a donné des assistantes de justice... Je trouve cette situation scandaleuse, mais j’en ressors assez fière ». Elle passe ensuite une première fois par le tribunal de Bobigny, où elle assure les audiences correctionnelles à la chaîne. « Avec en moyenne 15 minutes prévues pour traiter d’un dossier de violences conjugales, au long d’audiences qui peuvent durer jusque dix heures. C’est ça, ou on ne laisse pas les justiciables s’exprimer », déplore Esther Macle.

Juge référente en matière de prostitution des mineures

« A Bobigny, la situation est tellement tendue qu’on a paradoxalement, en tant que professionnels, de grandes marges de manœuvre. Les gens qui viennent y travailler l’ont choisi, ils sont souvent jeunes et innovants. Le tribunal a été pilote pour la mise en place du téléphone « grave danger » pour les femmes victimes de violence. Notre coordinatrice est celle qui a écrit avec son équipe le nouveau code pénal des mineurs », vante Esther Macle. Après un rapide crochet à Créteil, elle revient à Bobigny, où elle est nommée, et pour de bon cette fois-ci, juge pour enfants. « C’était ce que je voulais faire depuis petite, puis je m’en étais éloignée, en trouvant que c’était un peu cliché - toutes les femmes voulaient faire ça. Et puis j’y suis revenue. Peut-être parce qu’on a l’espoir d’avoir un impact plus fort sur un mineur que sur un justiciable qui passe pour la cinquantième fois devant vous pour conduite en état d’ébriété », espère-t-elle.

Elle devient la juge référente pour les questions de prostitution de mineures, qui fait l’objet d’un dispositif expérimental mené par le tribunal, le Département et l’Amicale du Nid 93. L’idée est de renforcer la coordination des acteurs intervenant auprès de ces jeunes filles. « Actuellement, 330 jeunes filles font l’objet de mesures de suivi par le tribunal. C’est un problème difficile à traiter, parce qu’elles mettent du temps à prendre conscience qu’elles sont victimes. Elles sont souvent fuyantes, agressives. Puis lorsque l’idée fait son chemin, elles sont très en demande vis-à-vis de leurs éducateurs, souvent démunis. L’Amicale du Nid leur apporte un soutien technique. L’association reçoit aussi les parents des victimes pour évaluer la possibilité de travailler avec eux. Car dans 90% des cas, les jeunes filles qui font commerce de leur corps ont vécu et vivent des violences intrafamiliales », raconte la juge.

Beaucoup de responsabilités, peu de reconnaissance

Mis à part cela, elle continue de protéger et de sanctionner les mineurs du 93, un département « très urbain » où elle rencontre des situations à mille lieues de ce qu’elle connaît- et c’est cela qui l’intéresse. « On découvre la pluralité de la notion de famille. Dans des familles africaines, il n’est pas rare que l’on soit élevé par une tante. Souvent, de très nombreux adultes sont investis dans l’éducation des enfants dans les familles sri-lankaises », raconte Esther Macle. Elle partage avec nous les dossiers qui l’ont marquée : « Ce jeune homme, qui faisait très adulte, et qui avait commis un cambriolage. Quand sa mère est entrée dans la salle, il s’est recroquevillé. Elle a pris la parole pendant l’audience, en lui rappelant qu’elle confectionnait elle-même ses vêtements avec les tissus du marché pour lui permettre de s’acheter des habits. Qu’elle était obligée de manquer le travail pour l’assister. Que son premier fils était déjà en prison et que malgré leur discussion sur la difficulté de cette situation, il avait quand même commis ce délit. Le mineur s’est décomposé, il s’en voulait tellement... », se souvient Esther Macle. Elle évoque sa stupéfaction voyant qu’un jeune homme qui avait tenté d’agresser sexuellement une jeune fille ne comprenait absolument pas pourquoi elle avait bien voulu coucher avec son ami, mais pas avec lui. « Il voyait cela comme une grande injustice. Il n’était pas capable de comprendre que la pression qu’il avait exercé sur la jeune fille constituait une violence ». Ou encore la difficulté de prendre une décision à propos d’un homme qui avait eu une relation sexuelle avec une personne déficiente mentalement. « La question qui s’est posée au tribunal a été de savoir si une personne vulnérable avait pu librement consentir... », se demande toujours la juge. Elle raconte aussi les galères liées au manque de moyens, lorsqu’elle ne dispose pas de greffier, ou qu’elle fait face à la pénurie d’éducateurs qui sévit dans le département.

Autant de circonstances qui accroissent le poids qui pèse sur ses épaules. « Mes décisions peuvent changer le cours d’une vie. Au moment de juger, je suis seule avec la loi. Mais en amont, j’ai besoin de partenaires avec qui discuter pour faire mon opinion : mes pairs, mais aussi les éducateurs, les policiers... », énumère-t-elle. Alors pourquoi embrasser ce sacerdoce, plutôt que devenir fleuriste, comme elle l’évoque dans le film ? « Il ne faut attendre aucune reconnaissance ni des justiciables, ni de la hiérarchie, ni de personne : les juges, tout le monde s’en fout. La fonction impressionne à la rigueur votre grand-mère, mais c’est tout. Par contre, on se sent utile. On est un rempart lorsque les parents ne sont plus en capacité de gérer ».

Génération burn-out ?

Pour alléger cette charge, elle est également vice-présidente de l’union des jeunes magistrats. Le prochain thème du colloque organisé par l’association professionnelle ? La souffrance au travail. « Des collègues qui font un burn-out viendront témoigner de la manière dont elles s’en sont sorties. On a tous la vocation, on se donne tous beaucoup pour notre métier, mais on ne veut pas se cramer. On sent que pour bien juger, il y a un besoin d’équilibre de nos vies », raconte Esther Macle. Un équilibre remis en cause par le manque de moyens des magistrats, qui se traduit par une submersion de travail. La sortie du film dont Esther Macle a partagé l’affiche a coïncidé - « de manière inattendue » - avec une mobilisation historique des acteurs de la justice. La grève du 15 décembre a pris son origine dans une tribune, à la rentrée 2021, en hommage à une jeune juge qui faisait partie de la promo d’Esther Macle, et qui s’est donné la mort après qu’elle se soit de nombreuses fois plainte de l’impossibilité de faire face à la somme de ses tâches. Il va sans dire que notre jeune magistrate en était signataire, comme un tiers des magistrats en France. « Au début, j’ai hésité à accepter à participer au film. Je viens d’arriver dans la profession, je suis jeune et très enthousiaste. Mais je sais que pour certains collègues, c’est très dur, il y a beaucoup de souffrance. Je ne voulais pas prendre la parole de manière illégitime. Au final, Matthieu Delahousse a su retranscrire notre vérité. Je suis très contente de l’expérience ». Les spectateurs aussi.

Elsa Dupré

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