Protection de l’enfance

Edouard Durand : « Chaque fois qu’un adulte prend la parole sur l’inceste qu’il a vécu, c’est dans l’espoir d’une meilleure protection des enfants aujourd’hui »

Suite à la démission d’Elisabeth Guigou, Édouard Durand a été nommé à la tête de la commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, aux côtés de Nathalie Mathieu, présidente de l’association Docteurs Bru. Interview de ce juge des enfants qui exerce à Bobigny depuis 2017.

Édouard Durand a construit sa carrière de juge des enfants en mettant l’accent sur le lien entre la protection des enfants et celle de leurs mères vis-à-vis des violences conjugales. Juge du tribunal de Bobigny depuis 2017, il exerce sa fonction en étroite collaboration avec l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis.

SSD Le Mag : Pourquoi êtes-vous devenu juge des enfants ?

Edouard Durand : Je crois que mon entrée dans le métier a été guidée par la volonté de construire une société où les êtres vivent librement. J’ai passé le concours de magistrat pour devenir juge pour enfants. Cela répondait à deux aspirations : remplir une mission de service public et occuper une fonction de solidarité. C’était aussi un moyen d’être sans cesse en relation, dans la rencontre avec des familles, des enfants, des professionnels de l’ASE.. Pendant mon service militaire, j’avais découvert Marseille, charmé dès mon arrivée sur le parvis de la gare, avec la Bonne Mère, la lumière, je voulais donc non seulement être juge pour enfants, mais juge des enfants à Marseille, ce que j’ai fait entre 2007 et 2011. Ensuite, j’ai enseigné à l’Ecole nationale de la magistrature, puis je suis redevenu juge des enfants au tribunal de Bobigny à partir de 2017, et jusqu’à aujourd’hui.

SSD Le Mag : Qu’avez-vous retenu de ce début de carrière ?

ED : Au bout de 18 mois d’exercice, j’ai été frappé par la fréquence des problématiques de violences conjugales chez les parents des enfants que j’étais amené à protéger. Mon rôle en tant que juge, est de porter une parole claire, de mettre des mots sur ce que vivent les familles, de caractériser juridiquement une situation. Un conflit est un conflit, des violences sont des violences. La frontière entre les deux est très claire : on voit très bien ce que c’est qu’un être qui a peur, qui n’ose pas s’exprimer, qui est sous l’emprise d’un autre. Ce constat a profondément modifié la vision de ma mission. Lorsque je vois de la violence, je considère qu’il s’agit d’un rapport de domination, et non d’une quelconque pathologie du lien. Je me suis aussi appliqué à ce qu’on considère un conjoint violent comme un parent violent. J’ai beaucoup travaillé sur l’impact des violences conjugales sur les enfants, sur l’organisation même de la vie de famille. Lorsqu’on comprend la gravité des violences infligées aux enfants, on comprend comment des enfants peuvent détruire la vie d’autres personnes. Ma carrière a été guidée jusque-là par le souci de centrer la protection de l’enfance sur les besoins de l’enfant, et de parvenir à prendre en compte l’impact de la violence - qui n’est comparable à aucune autre expérience humaine- sur la personne qui la subit. Choisir les mots pour décrire la différence entre ce qui se passe dans une famille, et les besoins d’un enfant, définis par la loi, permet de sécuriser l’enfant. Or il s’agit du premier besoin d’un être. Tant qu’il n’est pas en sécurité, un enfant ne peut pas s’épanouir, se concentrer, apprendre. Les décisions que je prends peuvent susciter une souffrance immédiate, mais elles permettent d’ouvrir un avenir aux familles dans lesquelles nous intervenons.

SSD Le Mag : Outre votre pratique quotidienne de juge pour enfants, vous utilisez les connaissances qui en sont issues pour faire changer les lois, il y a une portée politique dans la manière dont vous envisagez le métier de juge ...

C’est cette manière commune de voir le monde qui a amené la rencontre fructueuse avec Ernestine Ronai, la fondatrice de l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes. Après « Le droit d’être protégée », nous allons publier notre second ouvrage prochainement. Nous avons mis sur pied le diplôme universitaire « Violences faites aux femmes » à Paris 8. Et nous coprésidons la commission « Violences faites aux femmes » du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes. Nous nous appuyons sur ces connaissances pour mener des politiques publiques. Nous nous sommes battus pour qu’on considère un mari violent comme un père dangereux, et que cela soit clairement inscrit dans la loi. Nous avons produit des rapports sur les enfants victimes de prostitution, sur la protection des enfants victimes de violences sexuelles, et avons élaboré le premier plan de lutte contre les violences faites aux enfants.

SSD : Quels sont les objectifs que vous donnez à votre mandat en tant que président de la commission sur l’inceste et les violences sexuelles infligées aux enfants ?

Nous vivons un moment historique de libération de la parole sur l’inceste, qui fait suite à un déni massif. Notre rôle est de recueillir la parole, d’ouvrir des espaces pour l’écoute et l’accompagnement. Nous devons aussi sensibiliser les professionnels à cette question, leur donner des outils pour susciter la parole si elle a besoin de s’exprimer. Nous allons recenser les bonnes pratiques, comme par exemple le dispositif « Les mots pour le dire » développé dans le 93, les généraliser, ou peut-être créer de nouveaux outils. Nous devons à tout prix saisir ces paroles, car à chaque fois qu’un adulte parle, c’est parce qu’il pense que sa parole permettra de mieux protéger les enfants aujourd’hui, et nous devons être à la hauteur de cette attente. Il faut que nous entrions dans une culture de la protection.

SSD : La psychiatre Muriel Salmona, qui ouvre le premier chapitre du livre que vous avez coordonné avec Ernestine Ronai, prône l’imprescriptibilité de l’inceste. Le débat agite l’ensemble de la société, et divise au sein même du mouvement féministe. Quel positionnement allez-vous adopter ?

Une mission ministérielle travaille sur cette question, et auditionnera la commission. Je ne souhaite ni dire ce dont je suis convaincu personnellement, ni communiquer l’avis d’une commission qui n’est pas même constituée. On peut cependant avancer deux arguments pour nourrir la réflexion sur la question de l’imprescriptibilité : jusque-là, on pensait qu’on ne pouvait pas y toucher sans s’attaquer aux fondements mêmes du droit – or en 2018, après le rapport de la mission présidée par Flavie Flament, la prescription pour les viols sur mineurs a été allongée de 20 à 30 ans. Ensuite, d’aucuns défendent que la prescription est ce qui permet de maintenir la paix sociale, pour que d’anciennes affaires ne viennent pas troubler l’ordre social actuel. Je leur réponds que la paix sociale n’est pas moins bien maintenue par un procès, dont c’est le rôle, que par la prescription.

Dans l'actualité