Hommage Montreuil

Décès du poète Armand Gatti

Armand Gatti est mort le 6 avril 2017, à l’hôpital Bégin de Vincennes. Poète, dramaturge, cinéaste, journaliste, depuis 1992, à l’invitation du Département, il était en résidence permanente à la Maison de l’arbre de Montreuil.
En 2007, il avait accordé un long entretien au magazine départemental, nous vous le livrons tel qu’alors.

Armand Gatti

La parole pour seule arme

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« Plus difficile de raconter Gatti que de peindre l’oiseau de Prévert » prévient Marc Kravetz, son biographe. Résistant de la première heure, déporté, condamné à mort à dix-huit ans, évadé, parachutiste, journaliste lauréat de prix Albert-Londres, réalisateur de L’Enclos primé à Cannes, auteur de pièces théâtre mises en scène par Jean Vilar, ami de Mao, de Che Guevara, à la fois poète et homme d’action, il a arpenté tous les fronts du siècle, du Guatemala à l’Irlande du Nord, de l’Algérie à Cuba en passant par la Chine. Il renonce au théâtre marchand et travaille avec ceux qu’il nomme ses « Loulous », chômeurs, toxicomanes, délinquants, jeunes en difficulté, malades mentaux, à qui il tente, par la puissance du verbe, de rendre leur dignité et la maîtrise de leur destin. Depuis 1992, il en résidence permanente à Montreuil avec le soutien du Conseil général.

Vous travaillez avec des personnes qui n’ont aucune expérience du théâtre. Ceux que vous nommez vos Loulous, sont des personnes en marge, des ouvriers, des malades mentaux, des gendarmes, des psychiatres… Beaucoup n’ont pas l’habitude d’utiliser le français avec votre niveau d’exigence. Comment faites-vous pour les convaincre de participer à vos expériences ?

Lors de la première rencontre, je commence par : « Au commencement était le Verbe. Et le verbe était Dieu. Voulez-vous être dieu avec moi pendant trois mois avec moi ? » Certains restent, d’autres partent. Alors commence une aventure. Plus qu’hier encore, lorsque le langage politique était constructif. Dans toutes les communes de gauche, la culture était favorisée. Maintenant nous sommes dans l’ère de la société spectaculaire et marchande, incapable d’assumer une culture, qui puisse porter les arts : la poésie, la sculpture, la peinture…

Vous avez refusé cette marchandisation depuis longtemps…

Oui, mais moi je suis un privilégié. Mon père était pauvre. Je n’ai pas besoin de retourner ma veste comme un bobo qui s’intéresse à la culture parce qu’elle se vend. D’ailleurs, l’argent, je m’en fous.

Pourquoi vos Loulous acceptent-ils de se lancer dans une telle aventure de conquête du verbe ?

Pour sortir de leur condition.

C’est ce que vous avez fait vous-même ?

Non, pour moi, cela s’est passé autrement. Le point de départ, c’est l’arbre. Ceux de la forêt de la Berbeyrole, où j’ai rejoint le premier maquis de France. Cette forêt était déjà le lieu de rassemblement des Brigades internationales. La Guerre d’Espagne était la guerre de mon père. C’est pour cela que chacune de mes pièces commence par le chant des brigades internationales. Et j’annonce toujours : « Ce soir, nous gagnerons la guerre d’Espagne. »
Le théâtre n’était pas de mon milieu. Lorsque ma mère m’accompagnait à la gare de Monte-Carlo rejoindre le maquis en Corrèze, elle m’a dit :
« Je te demande une chose : ne jamais, jamais, oublier les tiens. Les tiens, ce sont les pauvres. J’ai vu les livres sous ton lit. Je sais que tu les voles, tu n’as pas d’argent pour les acheter. Je n’ai rien dit, parce que j’ai pensé que ces livres, tu en feras profiter les tiens. Et les tiens, ce sont les pauvres, les vaincus. »
Tout cela pour dire que j’ai eu la chance d’être parmi les pauvres, parmi les vaincus. Pour moi, c’est une richesse formidable.

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Qu’est-ce qui vous a poussé à rejoindre le maquis, fin 1941 ?

Je suis parti dans le maquis parce que le grand amour de ma vie a été brûlé à Auschwitz alors qu’elle avait dix-sept ans. Elle était fille du plus grand bijoutier de Monte-Carlo et moi fils du balayeur. Un amour interdit. Les quelques fois où l’on se voyait, c’était cachés par les arbres du jardin du casino. C’était formidable. Elle était juive et pensait que Nietzsche était le plus grand allié du judaïsme. Je ne comprenais pas. Tel qu’on l’enseignait à l’époque, Nietzsche c’était le fascisme. Puis Georges Bataille explique que Nietzsche est le seul grand auteur anarchiste. Pour moi, c’était un choc. En même temps, j’apprends que Nicole a été arrêtée avec toute sa famille. J’ai alors décidé de retrouver Nicole. La seule solution c’était le maquis. Mais fidèle aux idées de mon père, j’y suis allé armé d’un livre. Je suis parti dans le maquis à cause de Nietzsche.

Le langage, pour vous est-ce l’arme ultime ?

J’ai pris conscience du théâtre en camp de concentration. Trois rabbins avaient lancé cette idée : le camp n’existe pas, c’est nous qui l’inventons ! Si on décide de ne pas y être, le camp disparaît. Evidement, dire cela à des détenus, c’est un peu gros. Ils sont parvenus à organiser un spectacle clandestin. Il était fait de trois mots : Ich bin, Ich war, Ich werde sein. Je suis, j’étais et je serais. Dans une partie du spectacle, ils utilisaient le langage du camp. Un mélange de différentes langues, une langue de peur, de haine. Et d’un ridicule qui devenait comique Des sourires sont soudain apparus sur le visage des déportés. Alors je me suis dit : « Voilà quelque chose de puissant. Voilà ce que je dois faire ».
Le spectacle se terminait par Chémâ Israël, que Nicole a chanté alors qu’on la menait vers la chambre à gaz. Je le reprends dans chacune de mes pièces.

Pourquoi faire référence à la physique quantique ?

J’ai eu comme grand ami Mao Tse Toung. Je lui ai dit que j’étais triste, que l’on enterrait alors le théâtre. Que les valeurs que l’homme avait acquises à force de langage se perdaient. Seul l’aspect marchand comptait. Il a souri et a rétorqué : « Répondez à la question : Qui s’adresse à qui ? Et votre pièce est écrite. » Depuis, lors de chacune de mes pièces, on travaille pendant le premier mois à découvrir « qui je suis ». Une prise de conscience, que l’on va intégrer dans la pièce, sous forme de texte, d’image… Puis on passe deux mois à savoir à qui nous nous adressons.
J’ai découvert ensuite, que « qui s’adresse à qui » est le fondement du bouddhisme. Lorsqu’on me demande : « Quel est ce théâtre que vous écrivez ? » Je réponds « Du théâtre bouddhiste ! » Cela déclenche de l’incompréhension, des rires, et souvent on accepte mon explication sans chercher à comprendre.
Un autre élément de réponse provient de ma dernière rencontre avec Mao. Il tenait à m’offrir un cadeau, témoignage de la reconnaissance du peuple chinois pour l’amour que je lui porte. Le peuple chinois voulait être présent dans mes pièces, en introduisant l’idéogramme dans le théâtre européen. Je lui répondit avec beaucoup de tristesse que je ne pouvais accepter son cadeau, connaissant trop mal cette langue. S’en suit alors une discussion entre Mao et le traducteur, dans laquelle j’entends le nom de Capra. Le traducteur se tourne alors vers moi, « Mao dit que l’idéogramme existe déjà dans les langages européens. C’est le langage quantique. » (ndlr. Capra a écrit Le Tao de la physique). Où une particule peut à la fois être elle-même et une onde. Il n’y a pas une seule vérité mais plusieurs.

Slam, rap, les jeunes ont de plus en plus envie d’écrire…

Oui mais ils sont enferrés dans un mode marchand, avec des critères de réussite, de rentabilité. La Longue marche, au camp, dans la prison, le maquis… Moi, j’ai de la matière dans laquelle je peux puiser. Mais les jeunes, qu’ont-ils ? La télé façon Berlusconi ?

Pensez-vous que l’on puisse changer cela ?

Oui, en tentant une traversée des langages, un langage universel, mélangeant les concepts, des rapports du Ying et du Yang.

Est-ce pour cela que vous introduisez le kung fu dans vos expériences théâtrales ?

Pour mettre sur scène un double langage, celui de l’idée et celui du corps. Finalement, c’est le corps qui est porteur. Le but c’est la traversée des langages ; le langage poétique dit une chose, le langage philosophique une autre le langage scientifique encore une autre, le langage politique... Tous ces langages mis en commun pourrait créer une Internationale. C’est la seule façon de faire l’homme plus grand que l’homme.

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