Christiane Taubira : "En Seine-Saint-Denis, on se projette"
En mars dernier, elle était venue en Seine-Saint-Denis à l’invitation du président du Département, à l’occasion notamment de l’inauguration du collège Gustave-Courbet de Pierrefitte. L’ancienne Garde des Sceaux est aujourd’hui retirée de la politique, mais elle continue de porter un regard aiguisé sur la chose publique. Interview.
Vous étiez déjà venue en Seine-Saint-Denis pour participer à un débat sur le vivre-ensemble. Fin mars, vous y étiez revenue pour toute une après-midi en compagnie de collégiens. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce département ?
Difficile de parler d’unité car c’est un territoire très composite. Les villes y sont différentes, même s’il y a des sociologies qui se rapprochent. Mais il y a une identité départementale : il y a quelque chose qui bouillonne, on sent bien la jeunesse et un certain volontarisme politique, même s’il est inégal d’une ville à l’autre. En tout cas, concernant le Département, ce dynamisme est au rendez-vous, c’est le moins qu’on puisse dire.
Stéphane Troussel, son président, a pour habitude de dire que la Seine-Saint-Denis, c’est la France de demain et qu’une partie des solutions d’avenir s’inventent ici. Partagez-vous cette analyse ?
Oui, je pense qu’il a raison de parler de laboratoire dans la mesure où les problématiques du futur – la vulnérabilité des territoires face au dérèglement climatique, qui recoupe d’ailleurs des problèmes d’inégalités sociales ou les enjeux de vivre-ensemble - sont là et sont prises en compte. Ca préfigure toute une série de sujets qui vont finir par concerner l’ensemble du territoire national.
En mars dernier, vous avez échangé avec des collégiens du Bourget sur le thème de l’éloquence, vous vous êtes rendue à Aubervilliers devant la fresque « 17 ensemble » célébrant la mémoire du massacre du 17 octobre 1961, avant d’inaugurer le collège Gustave-Courbet de Pierrefitte. Eloquence, luttes mémorielles, réussite pour tous, ce sont des valeurs qui vous sont chères ?
D’une certaine manière, ce sont les valeurs de la République, les vraies… Beaucoup de personnes s’en gargarisent, mais à l’heure de les défendre au quotidien, on voit que ça reste souvent lettre morte. Ici, il en va autrement… Ce que j’aime en Seine-Saint-Denis, c’est que non seulement on répond aux difficultés du présent, mais qu’on se projette. Par exemple, mettre autant de moyens budgétaires au service de projets éducatifs et culturels, c’est remarquable.
Christiane Taubira au collège Didier-Daurat du Bourget, en mars 2019
Les collégiens du Bourget que vous aviez rencontrés rentraient par exemple d’Athènes où ils avaient visité les lieux-clés de la démocratie athénienne dans le cadre d’un projet sur l’éloquence. C’est important de dire à ces jeunes qu’ils doivent viser l’excellence ?
Bien sûr. Pourquoi y aurait-il un autre discours à leur égard ? Ils savent qu’on attend d’eux l’excellence et c’est à la fois facteur d’épanouissement et de confiance pour eux. Mais vraiment, ce qu’il y a de bien dans le cas présent, c’est qu’on dépasse le stade du discours : cette exigence est formulée mais il y a aussi les politiques publiques qui vont avec.
Devant la fresque "17 ensemble", en compagnie de Stéphane Troussel, de la maire d’Aubervilliers Meriem Derkaoui et des auteurs de la fresque
En 2018 puis début 2019, un rapport parlementaire a pointé des défaillances majeures de la part de l’État en Seine-Saint-Denis en termes d’éducation, de police et de justice. Y a-t-il une forme de mépris de ce gouvernement pour les quartiers populaires ?
Je n’en sais rien, là n’est pas la question à mon avis. Ce qu’on doit exiger de tous les gouvernements, c’est une mise en oeuvre de politiques publiques qui puissent assurer l’égalité sur l’ensemble du territoire. Et si ça n’est pas fait, c’est grave. Ce qu’il y a de particulier à la Seine-Saint-Denis, c’est que la sociologie fait s’y croiser des besoins, des urgences de natures différentes. Le Département et les villes ne rechignent pas à la tâche et la responsabilité du gouvernement doit être de les accompagner…
Et quand ce gouvernement laisse payer au Département la note sur les principales allocations de solidarité (RSA, Allocation Personnalisée d’Autonomie, Prestation de Compensation du Handicap), c’est normal ?
Non bien sûr. Il y a malheureusement toujours une tentation pour les gouvernements de se défausser sur les départements, notamment sur les départements dynamiques. Mais la cohésion de notre communauté nationale exige que l’Etat assume ses responsabilités, en particulier dans un territoire où il y a toute une série de difficultés matérielles. La solidarité est une exigence, une obligation de la part de l’Etat, ce n’est pas une complaisance ou un service…
Au collège Gustave Courbet de Pierrefitte, avec Jean Plantu
Un des partenaires parmi d’autres des actions du Département dans les collèges est Cartooning for Peace, pour qui vous avez récemment signé des textes qui accompagnent une exposition de dessins de presse. La liberté d’expression, c’est le moteur d’une démocratie ?
Oui, une société ne grandit pas s’il n’y a pas de débat, si on ne peut pas confronter son point de vue à celui des autres. C’est fondamental pour qu’une société vive et s’instruise. Quand l’association de Jean Plantu m’a sollicitée pour que j’écrive une préface à leur ouvrage à l’occasion du 70e anniversaire de la déclaration des Droits de l’Homme, j’ai donc tout naturellement accepté. Ce que j’ai souhaité faire dans ces textes, c’est un état des lieux sur la situation des droits de l’Homme, mais aussi montrer qu’il y a urgence à faire appliquer ces droits. Il faut aussi du courage politique de façon à rendre effectifs ces droits, chez nous et ailleurs.
Défendre la liberté d’expression, ça veut aussi dire comprendre que certains enfants disent : « Je ne suis pas Charlie ». Que leur répond-on ?
Que lorsqu’on attaque une partie du corps social, on attaque tout le corps social. La liberté d’expression, c’est effectivement la possibilité de ne pas penser la même chose, mais on ne peut pas approuver le terrorisme et l’assassinat. Il y a un camp à choisir sur cette question, il y a des valeurs qui sont au fondement-même de notre vie commune. Mais cela va de pair avec une autre question, qui est le sens des choses. Il faut faire en sorte que ces gamins comprennent qu’ils sont directement concernés par ces meurtres. Mais évidemment, ça demande une identification à un corps social, et donc des efforts en matière de politiques publiques, de mixité en matière de logement, de scolarité, un combat pour l’égalité sociale en somme.
Pour finir, la Seine-Saint-Denis en trois adjectifs ?
Jeune, dynamique et prometteuse.
Propos recueillis par Christophe Lehousse