Audrey Chenu, multiple et hors limites
Audrey Chenu aime la littérature, la boxe, son métier d’institutrice et les jeunes de Seine-Saint-Denis. A l’occasion de sa première participation au Festival Hors limites, le 4 avril, elle aborde ses sujets de prédilection et d’action... de front.
Survêtement, cheveux courts, Audrey Chenu ne répond qu’aux questions qui l’intéressent : la boxe, son métier d’institutrice, la littérature et les jeunes de Seine-Saint-Denis. Pour sa vie d’avant, se référer à son autobiographie Girlfight, où elle retrace son enfance normande, ses années lycée, la drogue, la prison. Accrochée à ses valeurs, parfois radicale dans ses propos, elle s’emploie, avec son association Un ring pour toutes, à déconstruire le dressage des corps forgé par « la sociabilisation et les inégalités hommes-femmes depuis l’enfance. » Elle préfère l’action aux longs discours mais apprécie le slam pour sa grande accessibilité : « Cette urgence de dire, de s’exprimer n’importe où, n’importe quand... ou presque. » Dans le cadre du festival Hors Limites, elle animera des ateliers slam et boxe à Épinay, le 4 avril, avec l’auteur de BD Grégoire Carlé.
Que signifie pour vous Hors Limites ?
Être en dehors des cases, franchir les limites qui sont fixées par la société, par la famille, aller où on a envie d’aller, liberté de s’exprimer, de rencontrer, histoire de partage. Des auteurs qui vont à la rencontre des autres.
Qu’est-ce qui prime pour vous ? Les rencontres ? La littérature ?
Il se trouve que la littérature a une grande place dans ma vie. C’est aussi ce qui m’a permis de comprendre, d’apprendre, de me reconstruire, plein de choses qui étaient un peu obscures quand j’avais 20 ans. J’espère que la littérature aujourd’hui et que les auteurs qui se déplacent vont permettre de toucher des gens pas toujours proches de la littérature et de faire bouger des lignes, c’est-à-dire des certitudes. Voilà ce que la littérature peut amener.
Vous lisez beaucoup ?
Oui beaucoup mais très peu de bédé. Je suis un vrai rat de médiathèque... on ne dit plus rat de bibliothèque aujourd’hui. La dernière, c’était « Déculottées » de Pénélope Bagieu. Ce sont d’ailleurs plus des romans graphiques que des bédés.
Pourquoi participez-vous à Hors Limites ?
Je trouvais intéressant de faire découvrir Arthur Cravan, ce boxeur-poète que j’ai connu lors d’une scène ouverte à l’université Paris 8 où je faisais un slam et je parlais de boxe. Il est intéressant parce que subversif... même s’il est aussi trop sexiste pour moi, ce n’est pas mon créneau, ça ne me parle pas.
C’est l’un des personnages de la bédé « Il était deux fois Arthur ». Qu’avez-vous aimé dans cette bédé ?
J’aime bien le graphisme. Et je trouve cela intéressant de mettre en parallèle ces deux vies qui sont de deux univers éloignés. Donner à voir le racisme de l’époque qui est dépassé : le fait que les blancs voulaient toujours gagner contre les noirs. C’était un truc de fierté de race.
Ces personnages refusent aussi de rester dans leur case. Ça vous parle ?
C’est l’histoire de ma vie que d’aller dans des territoires où on ne m’attend pas. Dans cette bédé, le vrai combat ne se passe pas sur le ring mais sur le terrain des valeurs, notamment de la liberté à conquérir. Cela vous parle ?
Cette quête-là résonne en moi. Le fait d’avoir été en prison fait que je traque la liberté partout où elle est. Dans mon quotidien. Dans mon travail.
Chaque fois, on vous ramène à la case prison. On vous parle de ces années que vous y avez passé, comme si vous étiez prisonnière de cette période...
Tout à fait. J’essaie d’aller ailleurs. Mais après, cela montre aussi comment la prison est un boulet au pied pour chaque personne qui y est passé, comme si on était réduite à ça. Alors que c’est deux ans de ma vie. Aujourd’hui je vais avoir 40 ans, c’est une toute petite partie de ma vie. Même si c’est un moment charnière, là où je suis devenue adulte, où j’ai fait des choix et tracé des chemins qui sont toujours les chemins que je suis aujourd’hui : comme le sport, les études, la poésie. Mais je pense que tout ce que j’ai accompli depuis, c’est aussi intéressant.
Vous pensez que la boxe est encore un outil pour gagner sa liberté ?
Oui, mais pas pour n’importe qui. En France, la boxe n’a seulement été autorisée pour les femmes qu’en 1997. Aller boxer contredit beaucoup de préjugés, de stéréotypes. Qu’une femme montre sa force, son agilité, ses muscles, ce n’est pas encore très accepté dans notre société. Le combat est aussi de montrer que la place des femmes est partout et aussi sur un ring. C’est pour cela que j’ai monté mon association Un ring pour toutes.
Certaines sont reconnues, pourtant, comme la vice-championne olympique Sarah Ourahmoune qui a longtemps boxé à Aubervilliers.
C’est vrai que les médailles de Sarah Ourahmoune et d’Estelle Mossely ont un peu changé le regard. Elles ont permis de toucher plus de gens mais on est très très loin de l’égalité... même au niveau des médias. Et financièrement, ça n’a pas suivi. Ça commence à bouger un petit peu mais la plupart des boxeuses professionnelles sont obligées de travailler à côté alors que leurs homologues masculins non. Et dans les salles, c’est la domination masculine partout. Et j’en ai fait un certain nombre dans le 93...
Où boxez-vous ?
Moi ? Je n’ai pas de salle. C’est ça être entraineuse de boxe aujourd’hui. J’ai un créneau par semaine dans un gymnase à Saint-Denis. Et le reste du temps, je suis dans des squats. Je me débrouille. Je ne vais pas attendre que ça bouge. Dans mon parcours je suis beaucoup dans l’autogestion, dans l’autonomie, dans le système D depuis la prison. On ne va pas attendre qu’on nous donne des salles, qu’on nous donne des droits... c’est pour ça que je fais autant d’interviews, c’est pour que le sujet se propage un petit peu et que les choses bougent.
Vous êtes professeure des écoles à Bobigny, en primaire dans une école publique à pédagogie Freinet, depuis 8 ans, c’est ça ?
Oui et je pars à la fin de l’année. C’est la fin d’une aventure qui était très marquante et très prenante. J’ai beaucoup donné dans ce quartier, sans aucun regret. Mais c’est la fin de la liberté pédagogique et je tiens trop à ma liberté pour continuer.
Vous avez toujours voulu être instit ?
J’adore enseigner à des enfants d’âge primaire. J’apprends énormément avec eux et elles. Cela permet de changer les choses en matière de racisme, de sexisme. C’est quelque chose qui traverse beaucoup les quartiers populaires où je travaille. J’ai toujours beaucoup hésité entre le boulot d’éducatrice et celui d’enseignante. En juin, j’ai obtenu mon diplôme d’éducatrice de boxe pour animer des ateliers avec les jeunes. Depuis 15 ans, j’anime aussi des ateliers slam tout public, avec des enfants et des jeunes. Soir, weekend, vacances. Cette année, je suis en temps partiel à l’Éducation nationale pour justement mener de front toutes ces envies. L’éducation occidentale telle que je la connais ne laisse pas beaucoup de place au cœur et au corps. Je trouve important d’essayer de donner aux enfants, aux jeunes, ces armes que sont la poésie, le slam, la boxe, pour s’exprimer en dehors du système scolaire.
Mais vous avez le temps de leur parler aux mômes pendant vos cours de boxe ?
Oui, il y a des temps de récupération. Surtout pour des jeunes qui débutent. Pendant les pauses. A la médiathèque d’Épinay, en novembre je faisais moitié-moitié : une heure sur le slam, une heure trente sur la boxe. Ce qui permettait de verbaliser aussi les émotions qui peuvent surgir pendant l’activité physique. C’est lors d’ateliers danse en prison avec la chorégraphe Claire Jenny, que j’ai pu mettre mon corps en mouvement et qu’à partir de là, j’ai pu me reconstruire. Pour moi, c’est important de donner ça aux jeunes que je côtoie aujourd’hui.
En animant ces ateliers boxe/slam qu’avez-vous appris ?
Jusque-là, j’étais plutôt adepte de la non mixité. C’est-à-dire faire des ateliers d’abord entre filles et ensuite entre garçons et se rejoindre ensuite. En menant ces ateliers boxe/slam mixte, à la médiathèque d’Epinay, j’ai découvert que ce ne sont pas les mêmes choses qui se jouaient à l’adolescence entre garçon et fille mais que ça pouvait se travailler ensemble.
Et ça a marché ?
Ça s’est bien passé et le résultat était à la hauteur de nos espérances. Les ados garçons sont dans une construction de la masculinité par rapport à la performance, à la puissance. Je leur demandais de faire attention et de contrôler. Leur force. Leurs émotions. Ce n’était pas évident pour eux. Mais ils l’ont fait. Ils ont réussi. Et je demandais aux filles d’être au centre du ring, de s’imposer, de ne plus être toujours un peu dans les coins. Je voulais une prise de conscience en termes d’occupation de l’espace et qu’elles se rendent compte qu’elles avaient peur. Peur de la confrontation physique même si c’était encadré par moi, avec des règles, un arbitrage.
Étaient-ils et elles aussi à l’aise sur le ring qu’avec l’écriture slam ?
Le slam, c’est un peu comme dans la maïeutique, accoucher les esprits, accoucher les âmes. Certains jeunes étaient fans de rap et cela résonnait avec ce qu’ils écoutaient. Et d’autres qu’on pensait plus attirés par la boxe ont découvert l’expression slam et ont beaucoup aimé. Le personnel de la médiathèque a été très touché par leurs écrits. Ces jeunes ont plein de choses sur le cœur et ils n’ont pas toujours l’espace et les moyens de les exprimer en fait. Accueillir cette parole c’était surtout ça qui était beau et précieux pour nous.
Vous faîtes de la boxe en loisirs, vous ne vous sentez pas vraiment écrivaine... Avez-vous un autre livre est en préparation ?
Non, ça a été une bonne partie de ma vie. Pendant 15 ans j’écrivais vraiment beaucoup. J’avais des choses à dire. J’avais envie de raconter quelque chose que j’avais vécu. Et on m’a permis de le faire. Et aujourd’hui j’ai fait le tour je pense et je laisse ça aux autres. J’ai eu l’occasion de m’exprimer en publiant mon autobiographie à 30 ans. On verra si dans 30 ans j’ai un volume 2 à écrire. Mais pour l’instant, j’ai envie d’agir. J’ai beaucoup de travail avec tous ces ateliers. Pour moi, il y a urgence de dire et d’agir. C’est de là que part le slam. Du coup, écrire un livre, ça prend du temps. Il faut être dans le circuit éditorial. Alors qu’avec le slam tu peux balancer ton slam n’importe, où n’importe quand ou presque, et moi j’aime cette urgence de dire, de s’exprimer, qui est accessible à tout le monde. Alors que les réseaux d’édition ne le sont pas. C’est un rêve que j’avais d’écrire un livre. Et je suis heureuse de l’avoir fait. Et en ce moment je lis ceux des autres.
Crédit photo : ©P.Matsas
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