Portrait L’île Saint-Denis

Alain Gaussel, l’infatigable "marchand d’histoires" des cités

Durant cinquante ans, l’Ilo-Dionysien Alain Gaussel a sillonné les banlieues défavorisées de Seine-Saint-Denis pour raconter des histoires aux enfants. Cet homme discret et généreux est aujourd’hui le conteur le plus célèbre des quartiers populaires.

À 90 ans, le « magicien des mots » qui ne sort plus beaucoup, vit dans un bric-à-brac de livres et de carnets de souvenirs qui jonchent le sol. Ce féru de littérature confie « avoir toujours gratté du temps sur les tâches domestiques » pour se consacrer à ses passions pour les banlieues et les mondes imaginaires. L’inépuisable conteur qui s’est très longtemps arrêté aux 3000 à Aulnay, aux Beaudottes à Sevran ou à la Cité des 4000 à La Courneuve fait partie des rares à avoir « raconté » à des auditeurs devenus parents, puis à leurs enfants et à leurs petits-enfants.

Issu de la bourgeoisie intellectuelle parisienne

Alain Gaussel a découvert très jeune l’univers étrange et merveilleux des contes russes que sa grand-mère lui lisait tous les soirs. Ingénieur agronome et journaliste pour un journal de défense des consommateurs, il est aussi militant antiraciste pour le MRAP et découvre la banlieue en donnant des cours de français à des travailleurs immigrés algériens à Clichy-la-Garenne.
L’enfant des beaux quartiers parisiens veut mieux comprendre ses élèves et s’installe près des bidonvilles de Nanterre puis à l’Île-Saint-Denis. Au début des années 70, lors d’une longue balade « destinée à mieux connaître les cités », il s’essaie à l’art du conte auprès d’un groupe d’enfants. Séduit par l’expérience, l’ingénieur décide « d’enchanter le quotidien des petits banlieusards » et se constitue un répertoire d’une quinzaine de contes déjà testés auprès de ses neveux et nièces.
Alain, qui fréquente assidûment les bibliothèques, consacre alors tous ses loisirs à sa passion pour la transmission et pose son tabouret aux pieds des immeubles à la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois, au quartier des Beaudottes à Sevran, à Saint-Denis ou aux 4000 à La Courneuve.
« J’ai rencontré une très bonne écoute. Surtout, j’ai vite eu le sentiment de faire partie du quartier et de m’y sentir bien : les parents et les enfants me reconnaissaient, pour moi, c’était le paradis sur terre » se plaît à dire celui qui a arpenté durant cinquante ans les parcs, écoles et places publiques de Seine-Saint-Denis.

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Une légende pour les familles des cités

Celui que les habitant·e·s appellent « le magicien » attire « comme des nuées de moineaux » les petit·e·s banlieusard·e·s fasciné·e·s par des contes visuels et plein de rebondissements. Nawal et Toufik, un couple d’Aulnay-sous-Bois, se souviennent encore de ses passages. « À l’époque, l’après-midi, le quartier était bruyant : les jeunes jouaient au foot, on faisaient de la moto. Quand Alain arrivait, tout le monde se calmait et se mettait en rond pour l’écouter » confie Toufik.
Le conteur capable de captiver pendant des heures son auditoire jouit vite d’une certaine aura dans les banlieues et au-delà du périphérique. En 1987, le photographe Robert Doisneau* suit Alain Gaussel au quartier des Francs-Moisins à Saint-Denis et le fait poser devant l’objectif. « Il était très méticuleux et m’a photographié je ne sais combien de fois. Paradoxalement, c’est un cliché pris sur le vif avec des enfants et pas du tout prévu qui est resté dans les mémoires » raconte-t-il.
Le marchand d’histoires s’inspire d’anecdotes de la vie quotidienne pour créer ses propres contes. Un dimanche, il voit passer trois chats et invente une jolie histoire d’animaux complexés par leur pelage. « J’ai voulu montrer par cette fable que l’essentiel est de s’aimer tel qu’on est et d’avoir de bons amis ». Alain publie entre autres La grosse pomme en 1999, Le grain de riz en 2006, Chrysopompe de Pompinasse ou Les quatre loups imaginés la nuit entre le sommeil et les rêves...

Aujourd’hui affaibli, le conteur de 90 ans a cessé ses tournées dans les quartiers. Contacté par une association aulnaysienne, il a accepté en 2018 de poser une dernière fois son fauteuil de conteur au parc du Sausset devant des auditeur·rice·s nostalgiques marqué·e·s par la douceur de ses histoires. Alain compte maintenant sur les grands-mères africaines ou maghrébines, qui ont une tradition orale très forte pour prendre la relève. « Je ne suis pas inquiet pour la suite » confie-t-il en souriant. « Des conteurs, il y en aura tant qu’il y aura des histoires... »

* Voir la deuxième photo (clic sur le triangle droit) du portfolio Banlieues du site officiel de Robert Doisneau

Crédit-photo : Bruno Lévy - Périphérie / Archives départementales de la Seine-Saint-Denis

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