Biodiversité

A l’origine des primates

Séverine Toussaint a été choisie parmi plusieurs milliers de candidates. Elle est l’une des trente doctorantes à avoir remporté la bourse de la Fondation L’Oréal-Unesco pour les Femmes et la Science qui promeut les femmes scientifiques. RENCONTRE

Cette Montreuilloise s’intéresse au pouce opposable et aux ongles des primates. Détentrice d’un double cursus, éthologie et paléontologie, elle fréquente aussi bien les zoos que les musées : « Une partie de mon travail consiste à observer des animaux, faire des mesures biomécaniques, de mouvements des animaux. Je m’intéresse aux postures de mains et de pieds de petits singes, de petits écureuils, de différentes espèces arboricoles. J’étudie les forces exercées sur les branches que j’applique à l’anatomie pour mieux interpréter les fossiles. » Basée au Muséum national d’histoire naturelle, sa thèse l’a emmené à Chicago et Londres sur la piste de nos ancêtres. L’objectif : découvrir nos origines.

« J’essaie de combiner les connaissances de différentes disciplines pour comprendre pourquoi comment et pourquoi le pouce opposable s’est matérialisé et pourquoi l’ongle est apparu. Des caractéristiques qui distinguent les primates des autres animaux. »

A quoi va vous servir cette bourse ?

Je vais utiliser cette bourse en grande partie pour du matériel scientifique de haut niveau. Cela m’a permis d’acheter des caméras à haute fréquence, des matériels pour capter les forces. Toutes les choses que mon laboratoire ne peut pas me payer. Principalement du matériel et aussi des missions à l’étranger pour aller travailler avec des collaborateurs au Etats-Unis.

Cette bourse va-t-elle vous permettre d’aller observer les animaux dans leur milieu naturel ?

Je voulais essayer de le faire mais c’est très long en fait d’organiser des missions de terrain pour voir des animaux en milieu naturel. Cela met bien un an à mettre en place et vu que moi j’observe beaucoup beaucoup d’espèces… et la thèse étant assez courte : trois ans ou quatre ans. J’ai plus travaillé en parc zoologique. Dernièrement, c’était dans un parc au Mans qui s’appelle le Spaycific‘ zoo. Mais j’ai travaillé dans plein d’autres parcs au Muséum, Parc zoologique de Paris, en Grèce dans un laboratoire à l’Université de Thessalonique, je suis allée à la Vallée des singes, au parc Zoologique et Botanique de Mulhouse.

Ça change quelque chose d’étudier les animaux en zoo ?

Ce qui est intéressant c’est qu’en parc zoologique on a accès à des animaux très menacés et difficiles à observer en milieu naturel. Ici ils sont faciles à observer et ils sont bien soignés. Je travaille sur le comportement locomoteur, ça ne change rien. Je suis en train de terminer une analyse des différentes postures main et pieds de primates et non primates en parc zoologique. Comment ils positionnent leurs mains et leurs pieds dans différentes branches : des gros troncs, des petites branches dans plein d’orientations différentes.

Vous vous intéressez aux origines des primates, c’est ça ?

Les premiers primates sont apparus il y a environ 60 millions d’années et ce qui définit le primate c’est un certain nombre de caractères morphologiques qui sont les ongles, le pouce opposable et le fait de pouvoir voir de façon binoculaire. Le fait de pouvoir voir les yeux vers l’avant. Il y a encore une grosse partie des caractères clé qui définissent les primates qu’on ne comprend pas encore très bien : comment et pourquoi le pouce opposable s’est matérialisé et pourquoi l’ongle est apparu et a été sélectionné. C’est une question qu’on ne comprend encore pas bien. C’est quelque chose de fondamental.

L’ongle et les griffes sont-ils si différents ?

Oui. Morphologiquement parlant c’est très différent. Vous voyez les griffes d’un chat ? la phalange distale, le bout du doigt, c’est très étroit et très courbé. Alors que l’ongle du primate c’est une phalange comme nous très large et plate. Et elles ont a priori des applications biomécaniques très très différentes en fait. Il y a différentes théories comme quoi le fait d’avoir des ongles permettrait un meilleur maintien dans les fines branches au bout des arbres. Ça ce serait la théorie principale émise. Et moi je montre que ce serait peut-être aussi dû au fait d’utiliser des branches verticales et des lianes. Ça peut remettre un peu en question les théories des milieux de vie des premiers primates.

C’est la pince ?

Oui le fait de pouvoir manipuler, saisir et attraper des choses c’est vraiment très important chez les primates. C’est peut-être aussi ce qui a plus ou moins permis aux humains de développer une forme d’intelligence particulière. Pourquoi les primates ont développé le pouce opposable car il y a plein d’espèce arboricole, des écureuils qui sont très agiles dans les arbres qui n’ont pas de pouce opposable et qui s’en sortent très bien. Je montre que ce pouce opposable est probablement très important pour la préhension des branches verticales et des lianes.
Le fait de différencier les doigts seuls les primates peuvent le faire et on ne sait pas pourquoi. C’est une de mes questions d’ailleurs. Essayer de comprendre comment nous on peut faire ça (elle bouge les doigts les uns après les autres) et pas les autres animaux.

Ils ont des moufles, et nous on a des gants ?

Oui c’est ça. Une des théories est que les ongles permettraient cela aussi. C’est pour cela que lorsque je regarde les forces je regarde s’il y a plus de forces appliquées au bout des doigts. Ça voudrait dire que les ongles permettent d’appliquer plus de force et ça permet de différencier même nerveusement parlant les différentes parties du doigt. Ça pourrait nous permettre de mieux comprendre le fonctionnement de la préhension de façon générale des ongles et des origines des primates certes mais du coup cognitivement parlant pour l’adapter à des robots. Si on veut qu’ils aient une meilleure préhension il faudrait qu’ils puissent contrôler leur bout des doigts par exemple. Avec le capteur de force pour savoir quelle force mettre sur chaque doigt et qu’il puisse du coup individualiser.

Par quelles études avez-vous démarré ?

J’ai fait d’abord un master en éthologie fondamentale en recherche. Moi j’ai envie de mélanger les disciplines pour mieux répondre à certaines questions. J’ai fait un deuxième master en science interdisciplinaire du vivant et là j’ai fait de la paléontologie, de la physique statistique et de la biomécanique. Après j’ai monté mon projet de thèse autour de ces questions. Pour y répondre, si on ne fait que de l’éthologie, on ne répond qu’à une petite partie de la question. Si on ne fait que de la paléontologie, on ne répond qu’à une petite partie de la question. Moi j’ai essayé de faire un truc intégratif en montant ce sujet de thèse interdisciplinaire.

Comment vous est venu l’idée de faire ces études ?

Quand j’étais toute petite j’adorais les animaux. Ça fait un peu gnan-gnan de dire ça. mais à l’époque on avait un grand jardin. Je me cachais dans la haie pour regarder les lapins. Je pense que j’ai développé une passion pour la nature, regarder les animaux, comprendre. Ça me fascine en fait voir un lapin courir. Je vois la structure et la morphologie de l’animal. Je me dis comment c’est possible, comment il fait, qu’est-ce qu’il mange. Ça me passionne depuis toujours. Quand j’ai découvert ce cursus d’éthologie qui est vraiment appliqué à l’étude des comportements, de la biomécanique, ce fut une évidence. Quand j’étais au bac à sable le truc qui m’intéressait le plus c’était regarder les petits oiseaux. Les animaux c’est une passion d’enfance.

Quels animaux observez-vous ?

Aussi bien des petits lémuriens de Madagascar que des petits singes d’Amérique du Sud. Je travaille avec des animaux petits parce que les premiers primates étaient a priori de petits animaux. La lignée des grands singes arrive après dans l’évolution.

C’est vraiment un cheminement. Petit à petit vous êtes arrivez à là où vous en êtes aujourd’hui.

C’est ça. J’ai toujours été animée par le besoin de savoir, comprendre. Quand on fait de la biologie on comprend qu’il y a des choses qu’on peut expliquer par la physique. Quand on veut travailler sur la locomotion des animaux il faut avoir des notions en biomécaniques. Et puis finalement les animaux actuels ont évolué, mais les fossiles comment ils étaient ? Comment on peut expliquer les fossiles en regardant les animaux actuels ? Ce que je veux regarder ce sont les forces de frottements. Entre saisir une branche à l’horizontal et saisir une branche à la verticale. Les forces en jeu ne sont pas du tout les mêmes. En fait on n’utilise pas les mêmes parties de la main et du pied. Ce ne sont pas les mêmes muscles en jeu et probablement pas les mêmes forces tangentielles appliquées. Et ça, on ne sait pas le mesurer. C’est pour cela que j’ai créé mon capteur où chaque cellule permet de mesurer les forces dans toutes les orientations.

De quels outils vous servez-vous pour observer finement ces animaux ?

J’ai inventé un nouveau type de capteur de force pour trouver les forces spatialement résolues sur les mains et les pieds. En gros ce sont des cellules déformables avec un système optique qui permet de mesurer les déformations de ces cellules et de retranscrire les forces appliquées. C’est un matériau qui mime un peu la déformation de la peau, qui est biomimétique.
Je pose mon système sur la branche, l’animal marche dessus. On sait où il a appliqué la force. La Sattlutech a aimé le projet et l’a financé en parallèle de ma thèse. C’est un organisme de transferts de technologies qui est rattaché au CNRS, Muséum, UPSC, Paris 6, Paris 7. Pour travailler sur le développement, la maturation, on a engagé des ingénieurs, des techniciens. On a fait un prototype. On est en train de travailler avec des industriels pour l’appliquer pour de multiples usages. Je préfère ne pas parler des applications précises du brevet. Je suis encore en pourparlers avec les industriels.
J’aimerai aussi voir ce qui se passe dans le cerveau chez les primates et les non-primates au moment de la préhension. Avec mon capteur de force c’est possible.

Vous avez plein d’idées, de nouvelles thèses, vous avez de quoi vous occuper toute votre vie de chercheuse…

Une autre question qui m’intéresse à développer plus tard, c’est le lien entre les capacités de préhension et le développement de l’intellect, les capacités cognitives chez l’humain. Il y a des gens qui doivent travailler dessus déjà mais peut-être pas de la même façon que moi.

Pourquoi on trouve si peu de femmes prix Nobel de sciences ?

Elles sont moins nombreuses que les hommes dans les filières scientifiques. Et puis plus on monte dans les échelons moins il y a de femmes : à la tête des laboratoires. Potentiellement il y a moins de chances qu’elles l’aient.

En biologie il y a beaucoup de filles, non ?

Pendant le cursus, pendant le master. Ensuite plus on monte dans les échelons moins il y a de femmes. Je ne sais pas l’expliquer. Mais il y a les stéréotypes probablement. J’ai l’impression que lorsqu’on est une femme scientifique il faut encore plus survendre son projet, montrer qu’on est bon. Quand on fait des oraux dans des congrès, j’ai l’impression qu’il faut se justifier beaucoup plus. Il faut plus se vendre. Montrer que ce qu’on fait c’est scientifiquement très bien. Les hommes font des choses, même parfois sans vraiment se fouler et ils ont les lauriers. C’est un peu ancré dans notre culture. On est dans une société patriarcale et les hommes sont les « dominants ». Dès l’enfance on nous formate.
Après aussi les études scientifiques sont longues. Moi j’ai presque 30 ans et je suis encore en thèse. C’est 10-12 ans d’étude. Il y a un moment où on a envie d’avoir des enfants. Mes copines attendent d’avoir un poste avant d’avoir des enfants et du coup elles ont des enfants tard et il y en a qui regrettent. Mais si elles avaient des enfants plus tôt elles n’auraient peut-être pas eu leur poste. Les hommes qui ont des enfants ne se posent même pas la question.

Un prix décerné qu’aux femmes.

Je trouve que c’est bien cette bourse parce qu’elle valorise des femmes de science. Les sciences sont encore associées à un truc de garçons. La parité n’est pas vraiment respectée. L’objectif de cette bourse Unesco-fondation l’Oréal est de valoriser les femmes scientifiques de différents horizons.

Vous vous connaissiez entre lauréates ?

Non, non. On vient de tout horizon. Je suis la seule à faire de l’éthologie. Il y a des chimistes, des physiciennes, mathématiciennes. Et on est devenues assez copines. On peut ensemble discuter de ce que c’est qu’être une femme chercheuse. Ce n’est pas forcément si facile que ça.
Les femmes sont souvent dévalorisées en milieu scientifique. J’étais dans un lycée de province, on me disait ah tu aimes bien les animaux tu es bonne à l’école. Tu seras animalière ou à la limite vétérinaire possiblement. Mais on ne me disait pas tu peux être chercheuse. Les filles que j’ai rencontrées par le biais de la bourse, surtout dans les domaines mathématiques ou physiques, se prennent des remarques sexistes toute la journée. Si elle mette une jupe. Ah tu as mis une jupe. Moi je trouve cela un peu aberrant. Moi j’ai eu des remarques sur la longueur de mes ongles : ah tu peux coder avec tes ongles ?

Entre scientifiques de cette promo l’Oréal vous parlez de ces questions aussi ?

Oui bien sûr. On s’est fait un réseau social entre nous, c’est un soutien.

C’est une bourse réservée aux françaises ?

Aux filles qui étudient en France. Il y a des bourses un peu partout dans le monde. Parmi les 30 doctorantes qui ont reçu la bourse, l’une d’entre représentera la France pour concourir au prix international.

Vous aimeriez être reconnue plus tard pour vos travaux ?

Moi je m’en fiche un peu, tout ce que je veux c’est qu’on avance dans les questions qu’on se pose et ce que j’essaie de faire ça marche et que ça ne tombe pas dans l’oubli. Etre connu pour être connu je ne vois pas l’intérêt. Si le fait d’être connu m’aide à ce qu’on m’écoute oui ça c’est intéressant. Malheureusement souvent j’ai l’impression qu’il faut avoir une certaine notoriété pour pouvoir exprimer des idées pour pouvoir faire changer les choses. En début de thèse j’ai galéré, je me suis battue pour avoir le financement, je me suis battue pour qu’on m’écoute, pour faire ce brevet. Maintenant on commence à me dire c’est bien bravo. Globalement je pense que pour être reconnue il faut un certain temps.

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