Interview

Nassira El Moaddem

INTERVIEW de la rédactrice en cheffe du Bondy Blog : "A la tête des médias, on a des mecs avec des réflexions d’homme, qui sont des hommes de pouvoir, blancs, CSP+, qui ont des réflexes qui sont liés à leur statut, à leur condition sociale et à leur genre. Et forcément, c’est biaisé..."

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En tant que rédactrice en cheffe du Bondy Blog, que constatez-vous dans les médias : les femmes de Seine-Saint-Denis sont-elles invisibles ?

Pour moi, il y a une invisibilité totale des habitants des quartiers populaires dans les médias en général. On peut toujours trouver des exceptions comme Bondy Blog, des médias en ligne comme Reporterre.net qui travaille beaucoup sur la question de l’écologie dans les quartiers ou des émissions comme Les pieds sur terre. Mais si on doit faire un constat général, il y a une invisibilité des habitants des quartiers en dehors des faits divers. Quand je dis faits divers, c’est une appellation grossière pour parler des violences policières, pour parler des délinquances, de l’islamisme, du terrorisme. Tout ces sujets extrêmement anxiogènes -qui existent évidemment- mais ils sont, je pense, la quasi totalité de la représentation médiatique des habitants des quartiers. La question de l’invisibilité malheureusement est partagée. On est à égalité, on se partage les points les hommes et les femmes.

Depuis 2016, vous êtes à la tête du Bondy Blog avec à vos côtés une autre femme. C’est plutôt rare comme configuration. Qu’est-ce que ça change ?

Ce qui se passe c’est qu’au Bondy Blog on est une majorité de filles. C’est à l’image des écoles de journalisme et des universités où il y a une majorité de filles dans les espaces de formation. C’est finalement assez classique mais ça va quand même aux antipodes des clichés qui sont donnés dans les quartiers et dans les banlieues.
Je fais partie du collectif Prenons la Une qui travaille à une meilleure représentation des femmes dans les médias. L’égalité salariale, la place des femmes dans les rédacs et comment on parle des femmes dans les médias. Je suis très fière que le Bondy Blog ait à sa tête deux femmes. S’il avait eu à sa tête deux hommes pour cette nouvelle équipe ça n’aurait rien changé mais oui en tout cas, c’est une fierté.

Je ne suis pas d’accord avec vous. Ma rédactrice en cheffe est une femme et je vois bien de l’intérieur qu’elle travaille à plus d’égalité femme-homme dans le choix des sujets, des papiers, qu’elle est vigilante à proposer des sujets où on valorise les femmes. C’est votre cas aussi.
C’est vrai que mettre en avant des femmes c’est quelque chose que je demande régulièrement aux jeunes journalistes. Je souhaite qu’ils fassent la démarche de trouver des expertes femmes parce qu’on sait qu’elles sont moins visibles. Il faut parfois d’ailleurs les convaincre car elles ne se sentent pas légitimes.

Lors d’un débat à Mediapart sur l’entrepreneuriat en banlieue vous avez construit votre plateau à parité égale. Est-ce un hasard ? Est-ce quelque chose auquel vous êtes attentive ? Est-ce une demande de Mediapart ? Est-ce juste le reflet du dynamisme de l’économie au féminin en Seine-Saint-Denis ?
Pour les tables rondes, on a décidé de faire une parité la plus égale possible. Ce n’est jamais des hasards en règle générale. Ce sont des volontés quasi politiques -ou en tout cas éditoriales- de faire en sorte que les femmes soient plus visibles que d’accoutumée. Moi en plus je n’ai pas d’excuse, je suis membre de Prenons la Une, j’ai intérêt à être d’équerre là-dessus.

Du fait de vos nombreux partenariats (France Ô, Libé, France Bleu, Mediapart) n’espérez-vous pas secrètement que vos choix éditoriaux ne fassent des émules ?
Il n’y a rien de secret. C’est une volonté complètement délibérée et assumée de faire en sorte qu’à France Bleu Paris, ils aient plus le réflexe d’aller piocher dans les quartiers populaires. L’émission qu’on co-anime avec eux, Les bâtisseurs, est issue d’une rubrique qui est sur notre site Internet. C’était clairement l’ADN du projet de départ. France Bleu Paris avait peut-être un peu une difficulté à pouvoir toucher les quartiers. Et nous, étant donné le périmètre où nous travaillions, on trouvait que c’était plutôt une bonne idée de travailler ensemble. L’amélioration de la visibilité médiatique des minorités passe d’abord par du travail en intelligence. France Bleu Paris a un réseau, le professionnalisme qu’on lui connaît. Nous avons le professionnalisme aussi et le carnet d’adresses qu’eux n’ont pas. Cela permet surtout à des habitants ayant vraiment des choses à raconter, des projets qu’ils mènent depuis des années de pouvoir les faire exister dans une antenne comme France Bleu.

Le Bondy Blog est-il un média féministe ?
Je ne pourrai pas parler au nom des autres parce que je n’ai pas envie de prendre en otage une rédaction. En tout cas, moi, je me considère comme féministe. Il y a cette volonté-là journalistique éditoriale tout à fait assumée que l’invisibilité des femmes sur tout un tas de sujets soit un peu gommée. Comme est tout à fait assumé de faire en sorte que les minorités qu’on dit « visibles » le soient plus.

Pour Meggy la Miss Ile-de France que vous avez interviewée, il faut apprendre aux hommes à donner la parole aux femmes. Comment vous y prendriez-vous ?
C’est une question d’éducation et ce dès la maternelle. Faire en sorte de laisser la possibilité à des filles de pouvoir s’exprimer, de pouvoir prendre la parole dans la classe. Des enquêtes très sérieuses ont démontré que la capacité de pression -des pressions diffuses, pas des pressions physiques évidemment- comme le regard des garçons, pèsent sur la capacité d’expression des filles. Elles ont peur de prendre la parole. Peur d’être ridiculisées, de ne pas faire bonne figure. Elles s’autocensurent tout au long de la scolarité et cela continue sur le lieu de travail, dans les endroits de pouvoir. Tout ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui est une conséquence de ces questions d’éducation. C’est donc une question fondamentale. Il faut apprendre à faire partager la parole dès le plus jeune âge.
Et en même temps je pense qu’on ne peut pas toujours faire l’économie de prises de conscience politique. Il faut faire des piqûres de rappel avec des campagnes, avec des moyens donnés aux associations. Des politiques publiques doivent être mises en place pour égrainer dans la conscience des gens que ces questions d’égalité femmes-hommes ne sont pas des questions subsidiaires mais qu’elles sont au cœur de la République, au cœur de l’égalité citoyenne, au cœur de l’accès à chacun des droits et des devoirs de la République. Pour moi, les deux vont ensemble. Je ne pense pas que l’éducation seule puisse trouver des solutions. C’est fondamental mais il faut aussi ces campagnes de sensibilisation et de prise de conscience.

Vous êtes toujours membre du collectif Prenons la Une ?

Prenons la Une était un collectif. On vient de s’organiser en association. Dans les rédactions les journalistes femmes ont des attentes très fortes. On le voit déjà en 2013 dans les prises de position dans les Echos avec une grève de signature. A La Provence et au Parisien avec l’inégalité aux postes de pouvoir dans les rédactions. Dans le sillage de l’affaire Weinstein et de ces questions féministes, on est en train de vivre un moment particulier. Il faut faire en sorte qu’il puisse grandir. Pour cela, il faut que les hommes et les femmes qui sont collectivement parties prenantes de ces questions aient les outils pour pouvoir s’organiser et répondre, pour dépasser le constat et faire en sorte que les choses bougent. Quels outils les gens ont à leur disposition ? Parfois ça fait défaut.

L’historienne des médias Claire Blandin m’expliquait que les jeunes n’étaient visibles que sur le Net dans les réseaux alternatifs.

Je crois que vous avez touchez du doigt quelque chose de fondamental. Ces sites Internet dont Claire Blandin parle ne sont parfois pas des sites d’info mais des sites de flux, de divertissement, d’« infotainment », qui sont plus ou moins suivis par les jeunes. Au-delà des quartiers, il y a une invisibilité de la jeunesse française dans les médias traditionnels. Les rédactions doivent vraiment s’y atteler parce que les jeunes d’aujourd’hui ce sont les lecteurs de demain. Si demain encore la presse écrite existe. Je pense que oui. Une certaine presse a encore de beaux jours devant elle. Et je pense vraiment que les médias, les rédacteurs en chef, directeurs et directrices de rédaction (il y a beaucoup plus de rédacteurs en ce moment) doivent travailler ces questions-là. Si on veut que les jeunes lisent ce qu’on raconte. Je parle des médias tout confondus. Il faut bien qu’on leur parle. Il faut bien traiter les sujets qui sont les leurs et qu’on aille les voir. Or les jeunes aujourd’hui sont complètement invisibles. On parle des jeunes avec la loi Travail, avec les parcours Sup. On en parle sur des thématiques très précises. Or je pense qu’il faut associer les jeunes à toutes les grandes questions sociétales. En tant que maman je suis toujours intéressée de savoir quelles sont les aspirations de la jeunesse. Comment ils se voient dans 5, 6, 10 ans dans cette ère qu’on nous vend macronienne. Il faut les associer à tout ça et je crois qu’on ne le fait pas assez. Du coup, on prête le flanc à des sites qui ne sont pas forcément des sites très sérieux d’ailleurs. Certains le sont et d’autres beaucoup moins. Beaucoup de publications ne sont pas vérifiées, sourcées. On ne peut pas reprocher aux jeunes de passer leur journée sur Youtube et surfer sur des sites d’infos non vérifiés et en même temps ne pas s’adresser à eux. Il y a quelque chose de complètement paradoxal.

Pourquoi les médias nationaux ne parlent-ils pas davantage des femmes ?
A la tête des médias on a des mecs avec des réflexions d’hommes, qui sont des hommes de pouvoir, qui sont des hommes blancs, CSP+ et du coup forcément qui ont des réflexes qui sont liés à leur statut, à leur condition sociale et à leur genre. Et forcément c’est biaisé.
C’est pour cela qu’on milite pour la représentation et la représentativité des minorités dans les rédactions. Tant qu’on n’aura pas dans les rédactions une diversité d’origines sociales, d’origines ethniques, géographiques, il y a des sujets qui ne seront pas abordés car les gens n’ont pas le réflexe premier de le faire. Et comme on sait que dans les médias ça va de plus en plus vite et que les médias traditionnels sont en plus concurrencés par le Net. Il y a des choses qui échappent complètement à des rédactions en chef. Elles pourraient être tout à fait séduites par ces sujets-là mais elles ne le sont pas car elles n’y pensent pas naturellement et elles n’ont plus le temps. Et les équipes derrière n’ont plus le temps de creuser. On se retrouve avec des couvertures, des dossiers où tout un pan de la population n’est pas représenté. Ou quand elle l’est, de manière caricaturale.

C’est le cas des femmes en Seine-Saint-Denis. Comment sont–elles représentées dans les médias, quand elles le sont ?
Quand on va voir ces femmes, on considère qu’elles sont victimes d’un système patriarcal dans les quartiers par rapport à la question de l’Islam. On va chercher les jeunes filles sur la question de l’habillement. Est-ce qu’elle peuvent s’habiller en jupe ? Est-ce qu’elles peuvent aller dans les cafés ? Il y a ce refrain un peu lancinant dans les quartiers depuis quelques années surtout avec la question de l’islamisme et du djihadisme. On va toujours aller chercher les filles en les opposant aux garçons. Je crois que là il y a une vraie responsabilité médiatique de mettre parfois -je trouve- de l’huile sur le feu en opposant les sexes. En n’allant pas chercher des sujets, des réalités sociales, des terrains où il y a une vraie question autour du rapport hommes/femmes. Il n’y a pas assez d’analyse nuancée complexe mais toujours une vision assez caricaturale qui oppose les hommes et les femmes.
Pour moi, il y a un exemple concret et caricatural au plus haut point : c’est l’histoire de ce café de Sevran qui a défrayé la chronique pendant la campagne de la primaire à gauche. En l’occurrence, ce n’était même pas un café interdit aux femmes. Nous avons fait une contre-enquête qui le montre. Il y a bien des clientes femmes. J’y suis allée à plusieurs reprises et ça ne me donne pas envie d’y retourner. C’est un établissement où il y a des jeux de grattage, des jeux hippiques sur l’écran, on va fumer sa cigarette, boire sa bière. On parle d’un café islamiste, mais on y propose de la bière et de l’alcool… donc bon… ça me fait quand même rire.
La question de l’espace partagé des femmes est un vrai sujet en soi. Je trouve que beaucoup de sujets ne sont ainsi pas débattus, ni présentés médiatiquement dans leur nuance, dans leur complexité. Et du coup on échappe à des vraies interrogations sociétales et on s’empêche d’aller au fond des choses, scientifiquement, urbanistiquement.

Comment vous y prenez-vous pour faire avancer l’égalité femmes/hommes au Bondy Blog ?
Moi je considère que je ne fais pas n’importe quel métier. Ce n’est pas pour me la raconter. Je pense qu’on a une mission qui est quasi-citoyenne, qui n’est pas inscrite dans un contrat social. Quand on est ce quatrième pouvoir, on doit être à la hauteur de ce que nous demandons aux gens. On est suffisamment critiques : « Il faut que les gens nous lisent », « Il faut que les gens n’adhèrent pas aux thèses complotistes. » D’accord ! Mais qu’est-ce qu’on fait, nous, pour que ça fonctionne, ça ne peut pas être que dans un sens. Il faut que chacun fasse des efforts et que nous fassions des efforts sur ce sujet-là. On a la possibilité. On a les moyens humains et intellectuels de se bouger sur ces questions-là. Depuis 2005, il y a tout un tas de rédactions qui ont décidé de consacrer une personne à suivre les quartiers populaires. On se retrouve quand même avec des couvertures qui sont plus en adéquation même s’il y a encore plein de progrès à faire avec une réalité de terrain. On ne peut pas parler de vivre ensemble toute la journée si à un moment les médias ne prennent pas leur part de responsabilité.

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