Résidences artistiques - Le feuilleton Saint-Denis

Les résidences artistiques en Seine-Saint-Denis, tout un feuilleton ! (volet n°18)

Chaque jeudi, les journalistes Joséphine Lebard et Bahar Makooi, originaires elles-mêmes de Seine-Saint-Denis, rendent compte d’une résidence artistique dans un collège du département. Aujourd’hui, retour au collège de La Courtille à Saint-Denis, en compagnie des réalisateurs Carine May et Hakim Zouani.

EPISODE 18
Des photos et des rêves

La 6ème C a disparu. Aucune trace d’elle dans la cour, ni dans sa salle habituelle, la 14. La classe est tout bonnement introuvable. Carine May et Hakim Zouhani ont beau arpenter le collège de la Courtille de la salle des profs au bureau des surveillants, nul ne sait où ont bien pu s’envoler les oisillons de sixième et Marine, leur prof de français.

En attendant, je m’enquiers de l’avancée de la résidence. Carine et Hakim ont mis en place un système de correspondance avec une classe de Corrèze. Chaque élève a d’ores et déjà échangé trois missives avec son correspondant. Car les deux cinéastes ont instauré une règle : les échanges doivent être épistolaires. Et visiblement, les « couples » constitués fonctionnent bien. Même si Oumou a signalé à son alter ego corrézien qu’il avait intérêt à écrire plus proprement s’il voulait qu’elle lui réponde. La correspondante de Cheikh, elle, est enchantée : le jeune garçon lui envoie pléthore de dessins d’animaux qui habillent désormais les murs de sa chambre. Une chose surprend néanmoins les élèves de Saint-Denis : les petits Corréziens parlent visiblement beaucoup de nourriture dans leurs missives...

Carine entrebâille finalement la porte de la salle 10 : c’est là que la 6èmeC avait trouvé refuge. Les cinéastes respirent, d’autant qu’aujourd’hui, ils sont venus avec un invité : Camille Millerand (http://www.camillemillerand.com) est photographe et, vendredi, les élèves iront voir son exposition au CRR d’Aubervilliers, « Le Monde en trois rues », proposée dans le cadre du mois de la Photo du Grand Paris. « J’ai fait ce reportage dans un quartier d’Aubervilliers où il y a beaucoup de commerçants, raconte Camille. J’y ai passé deux mois, à la rencontre des chauffeurs, des livreurs... Mais avant de venir voir l’exposition, je voulais vous présenter un peu mon travail, vous faire réagir sur mes images. »

Sur le tableau, la première photo est projetée. Un enchevêtrement d’immeubles blancs si serré que l’horizon paraît comme obstrué. Les paraboles grignotées par la rouille fleurissent les balcons ; le linge qui sèche sur les terrasses piquète l’image de touches coquelicot ou bouton d’or. La pauvreté suinte de l’image, mais, en même temps, le bleu pimpant des volets et les enfants qui jouent sur une des terrasses nous préservent d’un apitoiement facile.

« Ca, c’est pas en France, note un élève.
-C’est au Brésil, suggère un autre...
-Des bidonvilles, lâche Oumou.
-Je l’ai prise en Algérie, explique Camille
-A Béjaïa ? demande un autre.
-Non, à Bab-el-Oued. C’est un quartier d’Alger...
-Regardez bien la photo, les enjoint Carine. Camille a fait un travail précis, il a développé un point de vue. Il a pris cette photo d’un toit. Donc on devrait s’attendre à voir quoi ?
-Le ciel !
-Voilà. Or en choisissant de ne pas cadrer le ciel, cela donne quel sentiment ?
« D’être enfermé, chuchote Amel.
-Ca donne mal à la tête ! » propose un autre.

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@Camille Millerand/Divergence
A l’écran, une nouvelle photo s’affiche.
« Celle-ci, je l’ai prise à Abidjan, en Côte d’Ivoire. C’est un kiosque à Play-Station. Les étudiants paient pour faire des parties de play. L’endroit est tenu par le jeune homme en T-Shirt rouge. Lui-même est étudiant. Mon envie, c’était de parler de la réalité d’un étudiant ivoirien.
-Mais si les gens ne veulent pas être pris en photo ?
-Alors je ne les prends pas. Je ne vole pas les images... 
-Vous pouvez les forcer !
-Je peux essayer de les convaincre, mais si les gens ne veulent pas, c’est leur droit. »

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@Camille Millerand/Divergence
Camille projette une nouvelle photo. Une série de seize jeunes qui dissimulent leur regard ou alors leur visage en entier derrière leurs mains. « Ce sont des jeunes arrivés depuis peu de temps en France. Ils viennent du Népal, du Mali, du Kosovo. Ils cachent leurs visages car ils sont mineurs et arrivent souvent avec des parcours compliqués. Il ne faut pas qu’on les reconnaisse. »
Amel lève la main :
« Est-ce que vous pouvez montrer des images de personnes majeures sans-papiers ?
-Si la personne veut bien, oui. Mais si elle est en train de faire ses demandes de papiers, il est préférable qu’elle garde l’anonymat. »

Amel acquiesce d’un air sérieux. Amel a toujours l’air sérieux. Du moins, les quelques fois où je l’ai croisée. Parmi ses camarades, je trouve qu’elle détonne. Alors que les autres gigotent, s’interpellent, bref, ont des attitudes qui rappellent que la cour de l’école primaire n’est pas si loin, sa façon d’être impose d’elle-même une certaine distance. On n’ose pas la déranger, comme si on avait peur de troubler ce monde intérieur bouillonnant que les traits tranquilles de son visage ne laissent pas forcément deviner. Les gestes, chez elle, sont plus lents, plus posés, à l’inverse d’un esprit qu’on sent sur la brèche. Elle me fait penser à une héroïne balzacienne avec ses longs cheveux bruns et ses beaux yeux sombres et réfléchis, seule porte très légèrement entr’ouverte sur ce qui agite ses pensées. Alors je me demande ce qui fait, que, au gré de ces résidences, certains élèves accrochent mon regard plus que d’autres. A quoi me renvoient-ils pour me toucher tout particulièrement ? Au gré de mes passages dans les collèges, c’est mon adolescence qui se réveille, engourdie après des années de sommeil. Et m’indique ainsi que j’aurais sans doute bien aimé avoir l’assurance tranquille d’Amel, la dimension joyeuse de leader de Bineta. Mais aussi que la sensibilité à fleur de peau de Blanche ou l’ivresse procurée par le sentiment d’appartenir à une bande chez les Shakalitos 2.0 ne me sont pas totalement étrangères.

« Tom et la fille – je sais pas comment elle s’appelle- ils sont en voyage de noces ou un truc comme ça. Mais la méchante, celle avec les dreadlocks, elle a retrouvé Tom et elle lui fait du chantage... » Tandis que Camille et Hakim bataillent avec le rétroprojecteur, Oumou livre son dernier coup de cœur cinéma à la classe : « Fast and Furious 8 ». Nasser évoque "Baby Boss" et Samba rattrape le coup : s’étant fait recaler quand il a voulu parler de Koh-Lanta - « c’est de la téléréalité ! »- il réclame à nouveau la parole pour parler de Nanny Mc Phee.

Dans l’intervalle, le rétroprojecteur a rendu les armes et Camille propose aux élèves de visionner un film sur les navigateurs comoriens, tiré de sa série « Les pieds dans la France », co-réalisé avec Thierry Caron et Stéphane Doulé : les portraits d’hommes partis des Comores pour faire la cuisine ou la plonge sur des cargos ou des navires. Trente ans à voguer de Tokyo à New York, du Havre au Cap pour se poser enfin, la retraite venue, à Dunkerque.
« Celui qui est resté 28 ans en mer, il a posé le pied à terre à un moment ?
-Ils commençaient à partir vers quel âge ?
-C’est où, la Comorie ? »

Les gloussements qui ont émaillé la diffusion du film - dans le noir, c’est plus facile de faire les andouilles sans que les adultes sachent très bien qui réprimander...- sont balayés par un flot de questions auquel Camille répond patiemment.

La sonnerie va bientôt retentir mais, avant de se séparer, le photographe leur glisse un mot sur l’expo qu’ils verront vendredi. Il leur projette quelques-uns de ses clichés réalisés dans le quartier des grossistes à Aubervilliers.
« D’ailleurs, vous savez ce que c’est, un grossiste ?
-Ben oui ! C’est quelqu’un qui vend de la drogue !
-Euh enfin, dans le cas présent, ils vendent du textile...
-Ouais enfin, des fois, ça veut aussi dire des gens qui vendent de la drogue »
, insiste une voix.

Nasser s’interroge :
« La photo, là, elle est pas parue dans un magazine ? Je l’ai déjà vue, je crois...
-Non, pas encore du moins. Tu l’aurais vue où ? »

Nasser répond, mezza voce, comme s’il semblait plus se parler à lui-même :
« J’ai dû la voir dans mes rêves. Je vois beaucoup de choses dans mes rêves... »

Prochain épisode : A l’exposition du photographe Camille Millerand avec le collège La Courtille de Saint-Denis.

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