Cinéma

Au pays des Merveilles

L’actrice césarisée Jeanne Balibar tourne actuellement à Montfermeil une comédie loufoque où se mêlent politique, musicothérapie et Ecole multilingue. Interview.

Comment êtes-vous venue en Seine-Saint-Denis la première fois ?

Lorsque j’étais ado, étudiante, j’allais à la MC93 de Bobigny, au théâtre de la Commune. La Seine-Saint-Denis est liée à ma formation d’actrice. Et puis j’allais à la Fête de l’Humanité, à La Courneuve, tous les ans… depuis que je suis née. Il pleuvait tout le temps. Mon père était membre du parti communiste jusqu’à ce qu’il soit exclu en 1981. Ma mère était sympathisante. Je voyais beaucoup de spectacles. J’ai découvert par exemple Milva, des chanteurs, j’avais vu Jimmy Summerville en 1984. La Fête de l’Huma a beaucoup compté dans ma formation d’artiste, d’ambiance festive, tout cela c’est lié.

Quel est votre lien avec Pantin ?

Pantin pour moi, c’est le festival Côté court. Il m’avait donné une carte blanche grâce à laquelle j’avais pu réaliser cette espèce de film bizarre expérimental Par exemple, Electre conjointement avec Pierre Léon dans lequel jouait déjà Emmanuelle Béart. Celui-là ne sera pas du tout comme ça. On avait eu une mention spéciale au Prix Jean-Vigo mais on ne s’est jamais occupé de le faire sortir.

Avec Jérôme Bel vous avez proposé des ateliers gratuits à Clichy-Montfermeil en 2013…

Quand j’ai commencé les ateliers j’ai tout de suite demandé à Jérôme et aussi à Emanuelle Parrenin qui est une chanteuse merveilleuse qui fait du collectage de chansons populaires et qui est aussi une spécialiste de musicothérapie. Lors de ces ateliers appelés « Danse et voix » on faisait travailler les gens. On a travaillé un an comme ça, 5 ateliers tous les 15 jours dans la perspective de ce film là. On va refaire des ateliers de préparation mais beaucoup plus concentrés 15 jours avant le tournage.

Que vous ont apporté ces ateliers avec les habitants ?

Ça m’a apporté des choses extraordinaires de voir tout ce que les gens pouvaient faire, d’avoir plein d’idées que je pourrais utiliser pour le film, pour la mise en scène et une connaissance de tous les partenaires qui sont ici, tous les relais pour rencontrer la population, les impliquer dans le film, une connaissance des difficultés qui peuvent se présenter. Dans les ateliers on a eu que des femmes, on n’a pas eu d’homme du tout. Le sujet c’est de constituer une équipe mixte pour jouer dans le film.

Vous cherchez des figurants ?

Ce sont des figurants. Mais des figurants qui ont des choses à faire. Des choses très difficiles pour lesquelles il faut être naturellement doués.

Comment ont réagi Emmanuelle Béart et Bulle Ogier lorsque vous leur avez parlé de ce film ?

L’ensemble de l’équipe d’acteurs a réagit avec énormément d’enthousiasme. La productrice, la distributrice, le chef op, la lumière, le son, Jérôme. J’espère que c’est bon signe. Ils ont été d’une fidélité sans faille depuis 4 ans.

Ce film est une comédie. Est-ce qu’il peut donner envie d’aller voter ? ou de s’engager en politique ? Est-ce qu’il peut redonner le goût de la politique aux citoyens ?

Frances Macdormand (ndr l’actrice a obtenu un Oscar pour son rôle dans 3 Billboards les Panneaux de la vengeance) est très fière que des mouvements reprennent les images fabriquées dans le film. Si des gens s’emparent de choses qui sont dans mon film pour les faire exister dans le monde réel, je serais ravie mais ce n’est pas mon objectif. Je suis contre l’instrumentalisation ! L’engagement et la création artistique, ce sont deux scènes différentes, pour moi. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de lien secret entre les deux...

Montfermeil évoque Les Misérables que pensez-vous des Misérables de Ladj Ly ? Le connaissez-vous ?

J’étais même sa marraine à la fête du court métrage. J’en pense beaucoup de bien de ce film. Il a réussi à filmer une tempête sous un crâne et ce n’est pas donné à tout le monde. Filmer quelqu’un qui ne sait pas quoi faire et qui finit par faire une connerie, c’est cinématographiquement très impressionnant. C’est un cinéma qui est à des années lumières de ce que je fais moi mais heureusement j’ai des goûts plus vastes que ce que l’on me propose de faire, que ce qui je suis capable de faire ou que ce que je puisse imaginer.

Vous ne regrettez pas de n’être pas passée à la réalisation avant ?

Pas le moins du monde. J’ai fait un court métrage quand j’ai commencé parce que je vivais avec Mathieu Amalric à l’époque. Et il avait fait tous les métiers du cinéma : depuis poser les ventouses jusqu’à porter les cafés en passant par 3e assistant, 2e assistant, 1er assistant. Je vais vous dire : j’étais jalouse parce que je voyais que ça l’aidait vachement comme acteur d’avoir toute cette expérience du plateau. Je voulais avoir la même c’est pour ça que j’ai fait ce petit court métrage.

Et vous avez réalisé votre premier long métrage Par exemple Electre

Ce film expérimental complètement barré qui intéressera 3 personnes et demi je suis très contente aussi de l’avoir fait. Ca s’est passé comme ça. Ce n’est pas un hasard si je ne l’ai pas fait avant ce film. Pendant 20 ans j’ai élevé mes enfants. Et ce n’est pas le moment de commencer un métier compliqué comme réalisatrice. J’ai commencé à écrire le scénario il y a 5 ans mon fils ainé avait 15 ans, mon cadet 13. Et on commence à souffler quand on en a un des deux en seconde. Après j’ai travaillé pendant 4 ans beaucoup en Allemagne avec Franck Castorf. D’ailleurs en septembre 2019 je reviens à la MC93 dans un spectacle de Franck Castorf sur Racine et Arthaud. Le fait d’avoir côtoyer la manière de faire de Castorf quelque chose qui donne une impulsion : le « on y va on fait avec l’invention du moment ». Je n’étais pas prête avant. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Pour plein de raisons… C’est maintenant. J’ai la capacité de faire un film je crois. Je ne sais pas si le film sera bon ou ne sera pas bon. Avant je ne l’avais pas. Et aussi le plaisir de ne pas être seulement actrice. De jouir de ma propre fantaisie de m’y autoriser. C’est venu très lentement, ça se déploie là. C’est un peu bizarre de dire ça car j’ai toujours eu de la fantaisie comme actrice.

Dans votre film Emmanuelle Béart est le maire de Montfemeil. Ramzy de Eric et Ramzy est le 1er adjoint en charge du Pôle Temps urbain, Marlène Saldana 
l’adjointe en charge des Allées et Venues, Mathieu Amalric
 l’adjoint en charge de l’Economie sociale et solidaire, Bulle Ogier l’adjointe en charge du Développement durable et des Parcs et Jardins.

Le personnage de Bulle Ogier travaille aux parcs et jardins et notamment sur des hybridations. A un moment, elle fabrique des greffes. Tous les arbres qui sont ici se transforment en arbres fruitiers. J’aime beaucoup cette idée de choses hybrides. Le casting est aussi très hybride. On vient tous d’horizons complètement différents. C’est bien. Je suis aussi quelqu’un de très éclectique. Je fais beaucoup de choses différentes. J’ai un appétit terrible. Je suis très curieuse et gourmande. J’aime bien les mélanges des genres différents, d’activités différentes.

Comment envisagez-vous le tournage ?

J’ai déjà tourné des choses pour faire un dvd de présentation pour avoir l’avance sur recette du CNC. J’ai des plans extraordinaires avec la forêt ou la route qui part vers Paris.

Un jour vous avez dit dans une interview : « Les acteurs sont des marionnettes. » A quelques semaines du tournage, vous le pensez toujours ?

C’est Diderot qui le dit. L’acteur est une marionnette qui tire lui-même les ficelles de sa marionnette. Je déteste la manipulation. Les metteurs en scène sont des illusionnistes et en aucun cas des manipulateurs. C’est ça aussi l’histoire de la mise en scène. Cette fonction au théâtre arrive au 19e siècle quand le théâtre arrive à intégrer tellement d’éléments de la foire des montreurs d’ombres, des décors, des toiles peintes, les effets de lumières etc… qu’il faut quelqu’un pour coordonner tout ça et que la fonction de metteur en scène apparaît. C’est contemporain des premières images projetées, des premières lanternes magiques qui vont donner le cinéma. Ça ne peut pas reposer sur la manipulation des gens… Ou alors c’est dégoûtant.

Photographie Kathy Le Sant

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